Friday, December 31, 2021

Extraits de On est foutus on pense trop, de Serge Marquis

 Une autre illusion est de croire qu'en obtenant tout ce que vous voulez dans la vie la roue s'arrêtera de tourner dans votre crâne. Ne vous y trompez pas ! Plus vous en aurez, plus en voudrez, ainsi va la vie. 

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"Ai-je un problème en ce moment ?" - Eckhart Tolle

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Christian Bobin : "L'humilité, c'est la clef d'or. Dès qu'on prétend le tenir dans sa main, elle s'évanouit."

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Vous êtes à l'abri. Vous n'avez plus d'égo à offrir en pâture, de moi qui va réagir, s'offusquer, se vexer, attaquer, contre-attaquer, bref, s'emballer. Qu'avez-vous ? La liberté. Un espace inviolable. Les films qui défilent en vous ne sont que des réinterprétations d'événements passés ; en aucun cas ils ne sont la réalité. La réalité, vous l'avez déjà vécue. Ce que vous en faites n'a jamais eu lieu. Ce ne sont que des films projetés sur votre toile mentale. Rien de réel ! Alors, la paix s'installe... Et tout votre corps sourit. C'est la décroissance personnelle. 

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Notre cerveau imagine qu'à force de ressasser les mêmes séquences, la fin changera ! Mais bon sang, comment cela serait-il possible ?

Monday, November 29, 2021

Extraits de La Boîte de Pandore, de Bernard Werber

[...] une autre citation de Marcel Proust : "L'homme est l'être qui ne peut sortir de soi, qui ne connaît les autres qu'en soi, et, en disant le contraire, ment."

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Vouloir comprendre notre monde en regardant les actualités revient à vouloir comprendre Paris en visitant le service des urgences d'un de ses hopitaux.

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Installez-vous dans un endroit tranquille où vous ne risquez pas d'être dérangé. Eteignez votre téléphone portable, éteignez tous les écrans autour de vous, éteignez la lumière. 
Défaites votre ceinture et débarrassez-vous de tout ce qui peut vous serrer : montre, bracelet, lunette, bague, collier...
Etendez-vous de manière à relaxer complètement votre dos.
Fermez les yeux, respirez de plus en plus lentement jusqu'à ce que vos poumons soient bercés par une vague douce et lente.
Visualisez un escalier. C'est l'escalier qui mène à votre inconscient. Chaque fois que vous descendez une marche, vous descendez plus profondément en vous-même, mais sans vous endormir, juste en atteignant un état de relaxation qui vous fait oublier tous vos problèmes pour vous rapprocher de votre essence la plus intime.
10, 9, 8... descendez chaque marche en sachant que vous approchez de la porte de votre inconscient.
...7, 6, 5...
Préparez-vous à voir la porte de votre inconscient. Et souvenez-vous que, derrière, il y a vos vies antérieures.
... 4, 3, 2, 1... zéro !
ça y est, vous y êtes. Vous voyez la porte de votre inconscient, observez-là. Regardez sa poignée, tournez-là.
Derrière cette pote, vous trouvez un couloir aux portes numérotées.
Derrière chacune de ces portes se trouve un accès à l'une de vos vies précédentes.
Avant d'ouvrir une porte, faites un voeu. Dans ce voeu, indiquez quelle vie vous voulez visiter et précisez à quelle moment de cette vie vous voulez accéder.
Une fois que votre souhaite est clairement formulé, une porte s'éclaire pour vous indiquer qu'elle correspond à votre choix. Ouvrez-là.
Et ensuite...
Ensuite, vous verrez bien.

Sunday, November 21, 2021

Extraits de Le Démon de la Colline aux Loups, de Dimitri Rouchon-Borie

 Alors je supportais correctement mais à force on peut pas dire que ça fait du bien et ma soeur était douce avec moi mais ça ne suffit pas il faut trop de lumière pour une seule petite obscurité. 

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Au bout d'un moment j'ai craqué et j'ai pleuré et pleuré encore et je n'arrêtais plus de pleurer et les infirmières me prenaient dans leurs bras et une a pleuré aussi et je me disais c'est étonnant qu'il y ait tant de femmes gentilles et que pas une n'a pu être ma mère.

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Il a froncé les sourcils si l'âme pouvait se soigner elle-même c'est qu'elle aurait en elle une puissance supérieure à elle-même c'est impossible. J'avais un orage dans la tête à l'écouter et je n'osais pas jurer merde c'est un prêtre quand même. J'ai dit je comprends pas il m'a dit le médecin vous soigne parce qu'il en sait plus que' vous. Si vous pouviez vous soigner vous-même vous n'iriez pas chez le médecin. 

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J'ai dit au prêtre que ce que j'avais en moi c'était trop pour une seule personne et que je voudrais tout oublier ne plus penser à rien, et tous les jours je me demande pourquoi quelqu'un est pas venu me sauver avant, quand j'étais un enfant, on encore plus tôt quand j'étais à peine une idée dans l'ordre des choses.

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On croit pouvoir se réjouir d'être vengé de voir ses parents plonger mais même si on ne les aime pas c'est comme les sourds qui iraient voir les aveugles se vautrer dans les escaliers. 

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Je sais que c'est incompréhensible mais vous marchez sur un pont et moi sur un fil alors par pitié laissez-moi avoir mes raisons. 

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Et j'ai pleuré car je me disais que la vérité était là dans ces oiseaux et que moi j'étais avec des hommes qui se débattaient dans leur vie et qui ne feraient jamais cette perfection-là et j'ai hurlé à l'intérieure en demandant au Démon qu'il fasse de moi un oiseau.

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J'avais dormi où je pouvais et je n'avais croisé personne la nuit des chiens hurlaient et ma compagnie c'étaient ces bruits faisant des mystères dans le noir mais je disais à la nuit tu ne me feras pas peur j'ai plus noir que toi dans mon enfance.

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La Colline aux Loups c'était déjà une prison bien pire que tout imaginez-vous sous l'eau depuis le jour de votre naissance à retenir votre respiration en attendant une bouffée d'air qui ne vient pas ma vie c'est ça. 

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Il faut comprendre que c'est trop dur de demander à un enfant qui a enduré d'avoir en plus la force de faire les bons choix c'est comme si vous demandiez à l'éclopé de marcher mieux que les autres.

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J'ai dit les hommes sont des choses vides et des fois leur vie se remplit de bien et des fois de mal et des fois c'est partagé et ça fait une lutte.

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Il m'a demandé comment j'envisageais la mort qui arrive je lui ai dit que pour les gens comme moi la mort est déjà là tout le temps la seule chose effrayante c'est de ne pas rencontrer au moins une fois un espoir.

Saturday, November 20, 2021

Extraits de La Puissance de la Joie, de Frédéric Lenoir

 Acceptez-vous vraiment votre vie comme elle est ? Selon Nietzsche, la réponse sera ffirmative si vous consentez à la revivre à l'identique.

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[...] Christine Michaud, qui enseigne la psychologie positive, m'a donné ce petit truc : juste avant de s'endormir, se remémorer et ressentir de la gratitude pour cinq événements positifs - mêmes minimes - qui se sont déroulés au cours de la journée : une bonne nouvelle, une rencontre agréable, une lecture, quelques moments de plaisir. Depuis, je m'endors beaucoup mieux, souvent le coeur en joie.

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Bergson fait remarquer que les grandes joies créatives, les seuls qu'il considère vraiment, sont toujours le fruit d'un effort. Et il lie cet effort à la résistance qu'oppose la matière : "La matière provoque et rend possible l'effort. La pensée qui n'est que pensée, l'oeuvre d'art qui n'est que conçue, le poème qui n'est que rêvé, ne coutent pas encore de la peine ; c'est la réalisation matérielle du poème en mots, de la conception artistique de la statue en tableau, qui demande un effort. L'effort est pénible, mais il est aussi précieux, plus précieux encore que l'oeuvre où il aboutit, parce que, grâce à lui, on a tiré de soi plus qu'il n'y avait, on s'est haussé au-dessus de soi-même."

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Apprenons, car il s'agit bien d'un apprentissage, à utiliser la contrariété pour en faire émerger du positif... et de la joie. 

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[...] "Observe ce qui te met dans la joie et ce qui te rend triste." Si je suis triste chaque fois que j'ouvre un cahier de mathématiques pour me lancer dans la résolution d'équations, j'aurais sans doute intérêt à m'orienter vers une autre activité. Si, en revanche, lire de la philosophie ou de la poésie me plonge dans la joie, il ne fait aucun doute que telle est la voie qui correspond à mon tempérament. 

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Nous avons vu que la pensée éthique de Spinoza reposait sur le conatus, cet effort que déploie tout organisme vivant pour persévérer dans son être et accroître sa vitalité. Chez l'être humain, le conatus prend le visage du désir, mot utilisé dans un sens très large : en l'occurrence, tous les efforts, impulsions, appétits et volitions de l'homme, précise Spinoza, pour qui le désir constitue l' "essence même de l'homme". La servitude de l'homme réside dans une mauvaise orientation de ses désirs. Il est triste, malheureux et impuissant, car ses désirs sont orientés vers des objets qui diminuent sa puissance au lieu de l'augmenter. 

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Spinoza souligne ainsi que la raison, si indispensable soit-elle dans ce travail de discernement, ne suffit pas à nous faire changer : "Un affect ne peut être ni supprimé ni réprimé si ce n'est pas un affect contraire et plus fort que l'affect à réprimer. "

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La morale de cette histoire est la suivante : lorsque notre égo est le plus maltraité, lorsque sans raison, et même à tort, on nous rejette, le moment est venu de tout abandonner : la colère, la tristesse, le ressentiment n'ont plus d'importance, puisque je ne m'identifie plus à cet individu, qui s'appelle François, qui a besoin de reconnaissance, de confort, de consolation. Si je peux laisser tout cela, je suis dans la joie parfaite. 


Sunday, November 07, 2021

Extraits de "Manières d'être vivant" de Baptiste Morizot

 Tous les vivants sont en fait pour nous des aliens familiers, au sens de l’ancien français où familiers signifie qu’ils font partie de la famille élargie mais leur réalité est à certains égards incompréhensible, comme des civilisations d’une autre planète.

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Un autre symptôme de la crise de la sensibilité, rendu presque invisible tant nous l'avons naturalisé, se manifeste par le registre dans lequel on cantonne les animaux. Indépendamment de la question du traitement du bétail (qui n'est pas le tout de l'animalité, ni même son modèle), la grande violence invisible de notre civilisation envers eux, c'est d'avoir fait des animaux des figures pour les enfants : s'y intéresser, ce n'est pas sérieux, c'est de la sensiblerie. C'est pour les "amis des bêtes". C'est régressif. Nos rapports à l'animalité et aux animaux sont infantilisés, primitivisés. C'est insultant pour les animaux, et c'est insultant pour les enfants. 

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"Les différences entre l'humain et les autres animaux"; "ce que cet autre animal ne possède pas"; "ce que l'humain a de commun avec les autres animaux".
Imaginez toutes les phrases possibles et ajoutez-y autre. Un tout petit adjectif, si élégant dans son travail de reconfiguration cartographique du monde : il redessine à lui seul à la fois une logique de différence et une commune appartenance.

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Conséquemment, un trait biologique n'a pas pour "vérité" une fonction unique et déterminée par l'optimalité : c'est la gamme historique et zigzagante des fonctions qu'il a connues sur les derniers millions d'années, la gamme de ses usages possibles maintenant, et celle des inventions qu'il facilite pour demain, qui est la vérité d'un organe ou d'un comportement. Et pas un unique "à quoi ça sert là ?"

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Et le loup s'appelle aussi probablement lui-même, il se rappelle à l'existence dans le silence de la nuit. Comme un voyageur marchant seul dans un paysage nocturne, ne distinguant même plus ses mains, au point de douter de sa propre existence, se met à parler à voix haute pour lui-même. A s'appeler par son nom. Sa voix le hisse dans l'existence, comme s'il se tirait du néant par les cheveux, à la force de la parole. 

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Et il faudrait les ressources de la poésie pour démêler la tapisserie de ce que le loup dit en puissance, simultanément, dans le même hurlement, devant nous, juste derrière la crête : ces invites que le chant contient constituent l'équivalent animal de la signification pour nous.
Et ce invites diffèrent pour chaque témoin, mais chacune est dans le chant, dans la relation entre chant et vivants :
"Je suis là, venez, ne venez pas, trouvez-moi, fuyez, répondez-moi, je suis votre frère, l'amante, un étranger, je suis la mort, j'ai peur, je suis perdu, où êtes-vous ? Dans quelle direction dois-je courir, vers quelle crête, sur quel sommet ? C'est la nuit. Percez le brouillard d'une étoile sonore, que je la suive ! Et lequel d'entre vous est à portée de voix ? Ami ? (Sotto voce.) Ennemi ? Faisons meute ! Nous sommes meute. Allez ! Qui m'aime me suive ! Êtes-vous là ? Je suis l'incomplet, le vôtre, l'inconsolé. (Allegro.) Il y a fête à faire, nous sommes sur le départ, la cérémonie est avancée, et je suis fragment. Il y a quelqu'un ? J'ai hâte. Joie ! Ô joie !" (Quelqu'un a répondu.)

Un seul hurlement.

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Notez que, chez les loups, seul le mâle leader lève la patte pour uriner, alors que chez les chiens tous les mâles le font, ce qui laisse songer que tous les chiens domestiques, même seuls, même roquets, sont persuadés dans leur for intérieur d'être des mâles alpha.

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Comment comprendre cet usage de la métaphore du blason et du drapeau pour qualifier le marquage territorial des carnivores, et lupin en particulier ? Concrètement, les loups disposent de glandes, autour de l'anus et entre les doigts, riches d'une potion dont ils enduisent leurs excréments, ou qu'ils frottent dans la terre (le gratis). Cette potion recèle une large palette d'informations pour un museau de loup : elle révèle l'identité de celui qui a marqué, la meute auquel il appartient, son régime actuel, sa disponibilité sexuelle, et jusqu'à son état émotionnel (son degré de stress par exemple). C'est en ce sens que c'est un blason, ou un passeport biométrique érigé en blason. Mais le marquage est aussi une limite territoriale conventionnelle, qui n'empêche physiquement personne de passer, mais constitue une borne qui, alignée aux autres, dessine une frontière d'odeurs, que les autres meutes vont respecter ou franchir parfois, selon l'humeur et le projet. C'est en cela qu'elle constitue un drapeau

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Chaque forme de vie est une variante des autres, mais il n'y a pas de patron, seulement des variantes.

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Nous allons nous coucher, légers comme seule la résonance le permet : le sentiment que nous pouvons dialoguer avec le monde, que, malgré son étrangeté, il nous entend, il nous répond ; que nous pouvons, l'espace de quelques échanges, déchirer le mythe moderne du mutisme de l'univers. Qu'en fait, si l'on fait le travail diplomatique de traduction, d'intercession, si l'on se déplace dans cette zone frontière où les formes spécifiques se brouillent, il est possible d'entrer en contact avec tous les aliens familiers. 

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Mais les têtes brûlées, ceux qui souffrent le plus de la hiérarchie lupine, s'éloignent, vont explorer, enfin libres, loin des disciplines militaires et des obligations hiérarchiques, de nouveaux ciels, de nouvelles sources, manger en premier, sans suivre l'étiquette, dormir les pattes en l'air en regardant passer les nuages, courir où bon me semble, et ne pas poser la patte exactement dans la patte du coureur de devant, qui a mis sa patte exactement dans l'empreinte du leader ; sentir, tout respirer, se rouler dans les choses, se rouler dans le cosmos tout entier, enivré des odeurs de musc et de menthe sauvage, et de l'odeur de défi d'un lynx qui a marqué lui aussi sur ce même tronc ; et sur ce pont de bois regarder les truites pendant des heures (est-ce que ça se mange ? il faudrait essayer) ; tout goûter, tout tenter, ne rien faire, flâner, s'ennuyer ferme, et puis le soleil tombe là-bas, et l'on sent monter dedans la petite solitude, l'envie d'un masque de loup à lécher, l'envie de l'excitation d'être ensemble, de l'odeur chaude des autres comme d'une fumée qui nous baigne, l'envie des autres ; le désir de faire, c'est à dire de faire ensemble, d'être un seul corps, une pure rivière de crocs, filante et personne comme le vent, capable de capturer tout ce qui pourtant s'y refuse, résiste, se débat, de prendre la force de vie de tout ce qui vigoureusement veut vivre, et l'incorporer, la dérober sous forme de chair, un seul grand corps capable de mettre à terre des bêtes comme le ciel, des cerfs aux bois de forêt, des sangliers-collines fumantes ; être ensemble, la bande infernale, inarrêtable, les cadors, les caïds, les cousins, le rire partagé du cercle intérieur, qui donne chaud, le coup de langue que me donne un proche, juste en passant, comme un humain en passant pose sa main sur le dos d'un ami pour dire "Je te vois", "Tu existes fort", "Je suis là".

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On pourrait conjecturer plutôt que notre sourciln est une survivance du même type d'usage qu'en font les loups, les lynx et d'autres. Du fait de l'historicité entrelacée, feuilletée, détournée de tout trait vivant, on peut faire l'hypothèse que la ligne stylisée des sourcils s'est aussi maintenue sur le visage humain (par sélection naturelle ou sexuelle) comme deux traits de pinceau pour accentuer l'expressivité de nos émotions. 

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Ce qu'il faut soustraire aux sciences, ce n'est pas les beaux savoirs multiples qu'elles donnent sur les dynamiques invisibles ou les comportements cachés des vivants, c'est leur folklore moderniste d'objectivation et de réduction : mais cela exige de faire passer le scalpel beaucoup plus finement que ne le fait une opposition entre Science et Sensibilité. 

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C'est ce que rend visible une approche inséparée du vivant : une philosophie simultanément éco-évo-étho, c'est à dire sensible aux tissages horizontaux avec la communauté biotique tout autour (écologie dénaturalisée), sensible aux tramages verticaux avec la manne des ancestralités plongeant dans l'immémorial (évolution démécanisée), et attentive au pouvoir du vivant d'ouvrir des dimensions de l'être : l'espace pour des formes d'existence inventives (éthologie philosophiquement enrichie). 

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Notre besoin de sel, en fait, est un héritage secret de notre long passé aquatique : de ces quelques milliards d'années où nos ancêtres ont vécu dans un seau océanique dont la salinité était forte. Ce faisant, ils incorporaient dans leurs échanges avec le milieu un eau salée, au point de devoir réguler leur salinité interne. 
[...]
Ceci est plus clair encore lorsque l'on se souvient que, parmi nos ancêtres directs, le premier animal vivant dans la mer était une éponge - que les choses soient claires, pour que chacun comprenne bien la nature de son propre corps, c'est-à-dire le mystère d'être constitué essentiellement d'eau, et d'eau qu'il faut ressaler tous les jours pour ne pas périr. 

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Pour le dire plus clairement encore, chaque forme de vie contemporaine, de l'abeille à l'amibe, du laurier au poulpe, est potentiellement l'ancêtre, si vous lui laissez les millions d'années nécessaires, de formes de vie plus douées socialement, plus créatives, plus respectueuses de l'environnement, plus douées de langage articulé porteur de sens, plus conscientes d'elles-mêmes, plus intelligentes sous d'autres formes, que nous ne le sommes. 

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Le Dieu judéo-chrétien, avec sa nature intentionnelle, consciente et volontaire, a fait muter le concept immémorial de don quotidien qui nous fait vivre (le fruit sauvage, l'eau qui désaltère, l'animal chassé), de manière que n'apparaisse comme un don que ce qui a été donné par une volonté consciente (la sienne). Par ce tour de passe-passe théologique, tout don qui n'est pas fait volontairement, et impliquant un sacrifice, n'est pas considéré comme un vrai don, il n'appelle pas gratitude : il est considéré comme un donné naturel, une ressource à disposition, un effet appropriable de la causalité matérielle qui régirait la "Nature". C'est cette mutation qui a transformé nos rapports aux "environnements donateurs". Lorsque plus tard l'on a cessé de croire en Dieu, renonçant aux bénédictés quotidiens pour le remercier du pain sur la table, nous n'avons pas su réinvestir cette gratitude vers ce qui nous donne effectivement le pain et l'eau : les dynamiques écologique et les flux vivants de l'évolution qui circulent dans la biosphère et fondent sa continuité. Nous n'avons plus su qui remercier pour la joie d'être en vie, pour l'attachement mammifère à nos proches, pour les joies quotidiennes offertes par nos corps-esprit dessinés par l'immémoriale évolution. L'assimilation de cette nature vivante qui nous fait et nous reconstitue à une manière mécaniste et absurde a dérobé toute signification à la gratitude envers ce vivant qui pourtant nous constitue.

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Peut-on imaginer d'injecter un peu de tout ce sens dans l'acte quotidien de saler ? Jetant une poignée de gros sel dans la casserole comme la sorcière dans la potion. Ou bien tapant trois fois rythmiquement de l'index sur la salière comme le moine zen sur son gong. Reconstituant ce faisant la salinité de la mer intérieure, celle de l'ancêtre que nous fûmes. Est-ce que cela pourrait faire remonter à la surface la sensation d'avoir été une éponge ? Pressentir les ancêtres qui bougent encore sous la surface de la peau. Qui nous fondent, qui nous ont légué nos puissances vivantes. J'étais éponge, bactérie, braise parmi les braises. De chaque forme de vie alentour peut naître une descendance pleine de possibles.
Levant nos verres, enfin : "Aux promesses du vivant !"

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Mais pour cela, il faut chérir les dernières braises, et pas sous la forme fantasque des spécimens de zoo : sous la forme de populations vivantes, dans des milieux protégés et intégrés (car l'habitat d'une forme de vie n'est que le tissage de toutes les autres), avec une grande connectivité, et un effectif suffisant pour lui assurer une robustesse génétique et une capacité à changer, à s'adapter aux métamorphoses environnementales qui nécessairement arrivent dans le sillage du réchauffement climatique. 

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Chez Spinoza, joie et tristesse ne sont plus de parties de soi, mais des affects transitoires du soi qui investissent chaque fois tout l'individu : des processus. Ces affects sont définis comme des passages à une perfection supérieure ou inférieure. C'est-à-dire qu'ils ne s'opposent pas de manière statique, mais qu'ils se substituent l'un à l'autre : je suis une trajectoire de puissance qui monte vers la joie, ou une trajectoire triste, qui descend vers l'impuissance. Il y a donc bien encore deux instances mais ce n'est plus un dualisme, car ces deux instances sont deux trajectoires possibles, mais mutuellement exclusives, que peut prendre un moi désormais unifié, sous le nom de Conatus, ou Désir.

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La diplomatie revient alors à connaître finement, par une éthologie de soi, le comportement délicat et ardent de sa vie affective, pour amadouer et influencer ces désirs à la vivacité intacte. Et les faire converger dans une direction ascendante, c'est-à-dire généreuse. Comme on se murmure constamment à l'oreille des histoires adéquates, pour maîtriser son discours intérieur ("Patience, mon coeur", disait déjà Ulysse).
[...]
"En tout humain il y a deux loups, dit le vieux sachem.
Un noir et un blanc.
Le noir est sûr de son dû, effrayé de tout, donc colérique, plein de ressentiment, égoïste et cupide, parce qu'il n'a plus rien à donner.
Le blanc est fort tranquille, lucide et juste, disponible, donc généreux, car il est assez solide pour ne pas se sentir agressé par les événements."
Un enfant qui écoute l'histoire lui demande :
"Mais lequel des deux suis-je, alors ?
- Celui que tu nourris."

On peut être frappé par la ressemblance avec la morale du cocher (note perso : Platon), notamment sous sa forme platonicienne (des animaux, un blanc et un noir, incarnant chacun des pôles opposés de la psyché humaine...). Il faut être frappé par la différence : la morale du cocher pense le moi comme constitué d'animaux esclaves voués à obéir, qu'il faut dresser et dominer, et pour cela dévitaliser ; l'égologie cheyenne pense le moi comme constitué d'animaux sauvages, c'est-à-dire autonomes et bien vifs, qu'il faut fréquenter et favoriser.

[...]

Il ne s'agit plus alors de réduire et contrôler, mais de nourrir certains désirs au détriment d'autres, pour les infléchir, dans la direction de ce qui nous est "véritablement utile" selon Spinoza, c'est-à-dire ce qui contribue à la puissance d'agir et de penser de soi et des autres.

[...]

"Nourris la force en toi et en l'autre, mais ne brime pas la faiblesse et la peur. " Car loup noir et loup blanc ne sont pas des parties de soi, mais des trajectoires ascendantes ou descendantes, mutuellement exclusives, que le soi peut emprunter.

[...]

La mésoéthique, c'est la lucidité sur l'inexistence d'une volonté pure et d'une pure raison, et 'lusage constant d'une bonne intelligence avec soi qui bricole des dispositifs, les externalise dans le milieu de vie quotidien, qui sont des facilitateurs d'incorporation d'habitudes, de bonnes habitudes. Jusqu'à la sainteté est une bonne habitude. 
[...] Le problème de la mésoéthique revient à se réapproprier le pouvoir de transformer le territoire de vie qui nous transforme. "Construis l'environnement qui te construit, module le milieu qui te module" est au fronton de la voie mésoéthique. 

[...]

C'est Wittgenstein et sa conception de la résolution de problèmes qui rejoint ici Spinoza : "La solution du problème que tu vois dans la vie, c'est une manière de vivre qui fasse disparaître le problème." Il  ne s'agit pas frontalement de le résoudre intellectuellement ou à la force de la volonté, mais de trouver une manière de vivre telle que le problème perde toute signification. 

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Le secret de la volonté, c'est qu'elle existe bel et bien, mais pas en nous. Personne n'a de volonté. 
La "volonté" est le mot que les gens invoquent quand ils voient de l'extérieur, chez un autre, les flots d'énergie d'une vie intérieure converger, et couler superbement dans une même direction ascendante, alors même que la pente est rude ("quelle force de volonté elle a, celle-là!"). La volonté en fait n'est que le nom a posteriori qu'on donne au système d'irrigation des désirs, dans les moments bénis où ils se composent de manière à converger dans une même direction, plutôt choisie. On n'a pas de "volonté" ne veut pas dire qu'elle n'existe pas, mais qu'on ne la possède pas : elle n'est pas une quantité, et elle n'est pas en nous a prori. 
La volonté n'est pas une quantité abstraite que l'on possède en soi, mais un savoir-faire quant au bricolage des dispositifs de convergence des désirs. On les bricole hors de soi et en soi, on les incorpore. Dans cette lecture de l'éthique spinoziste, le diplomate devient aménageur des canaux intérieurs pour les flux du désir. 
C'est l'art d'aligner doucement des flux dans une certaine direction, en bricolant en dehors de nous, dans les agendas, les salles où on vit, les rencontres organisées avec les choses et les gens, de petits dispositifs qui infléchissent les flux du désir. Ce sont des exercices spirituels de cohabitation avec les fauves en soi, pour faire converger leurs puissances natives vers ce qui est bon pour nous. Le bon diplomate fait délicatement converger le libre jeu des flux du désir en un faisceau puissant et vectorisé qu'on appelle, de l'extérieur, en croyant qu'il s'agit d'un "je veux!" souverain : "volonté". Alors que ce n'est qu'une habitude de marin, acquise, de lire les vents, de les infléchir, et de les naviguer.

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Chiens, loups, brebis, les formes se fondent dans un dialogue métamorphique : tu es mon ancêtre contre qui je lutte ; tu es mon ancienne proie que je défends au péril de ma vie ; je suis ton descendant qui joue avec toi parfois, et que je tue, quand tu approches mes protégées qui hier encore étaient mon butin ; je suis ton aïeul qui te désire, et te trompe. 
C'est à dire, si l'on regarde les choses depuis un instrument aussi étrange que la caméra thermique, une caméra philosophique qui verrait tout cela à l'échelle des temps évolutifs : je suis toi que je tue, tu es moi que je protège, je est un autre. 

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Le paradoxe, pourtant, c'est que ce sont les humains qui sont en grande partie responsables de cette panique : la brebis descend d'un mouflon sauvage qui, lui, savait se défendre, s'enfuir, s'organiser. Il déjouait les attaques lupines près de neuf fois sur dix. Mais la sélection artificielle a, pendant quelques milliers d'années, juvénilisé le mouflon farouche pour en faire la brebis docile : c'est-à-dire que la brebis adulte  est maintenue face à la menace dans l'état affectif et l'impuissance d'un juvénile. C'est un phénomène classique de la domestication, qui permet aux domesticateurs d'utiliser cette possibilité développementale inventée par l'évolution, qu'on appelle néoténisation (elle consiste à retarder la maturation des individus), pour ne conserver dans le cheptel que les spécimens les plus impressionnables, manoeuvrables, malléables, manipulables.

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Comment choisir un cap dans ce chaos ? Il existe en marine la pratique de la navigation négative, elle sert volontiers pour s'orienter dans l'existence. Elle se pratique quand on ne sait pas où l'on est et qu'on ne peut pas le savoir. L'essentiel est alors de savoir où l'on ne doit surtout pas être sur la carte, et de déterminer scrupuleusement sur le papier ce que l'on devrait observer autour de ces lieux de mort. Quels amers : phares, côtes, tour génoise, falaise, archipel, seraient en vue si on était là où on ne doit pas être, au risque d'être drossés sur les récifs, canonnés, embarqués par la marée, échoués sur les hauts-fonds. Ensuite, l'essentiel consiste à se tenir à distance de ces repères : naviguer consister à ne pas les voir. A réagir pour les faire sortir du champ de l'attention chaque fois qu'ils y entrent. Naviguer bien consiste à chercher à perdre de vue systématiquement tout repère. C'est un art intriguant. Naviguer en s'éloigner à chaque fois du seul point identifiable, connu : prendre l'inconnu comme boussole, l'absence de repère visible comme signe qu'on est au bon endroit, parce que chaque repère connu est signe qu'on est au mauvais. N'être rassuré, sur son chemin, certain de son cap, que lorsqu'on a atteint l'inconnu. C'est l'art de se maintenir sur le blanc de la carte, sur les zones non arpentées : l'incertitude devient sécurité, et cap pour avancer.

Et bien, dans la diplomatie réelle, la diplomatie des interdépendances, celle au service des relations, et pas d'un des membres de la relation contre l'autre, la navigation négative est un art important, un art quotidien. La boussole est claire : le repère qu'il faut fuir, celui dont on doit toujours s'éloigner pour être ramené en pleine mer d'incertitude, c'est-à-dire à l'abri, c'est la tranquillité d'âme, c'est le sentiment de la pureté morale. C'est le sentiment d'être au service de la Juste Cause exclusive (pour les loups innocents contre les exploitants malhonnêtes). Celui de la saint Colère (contre le fauve voleur, le sadique), celui de la Vérité révélée. La conviction d'être parmi les Bons contre les Méchants, des Justes contre les Bêtes, des innocents contre les criminels, des Nobles Sauvages contre les infâmes humains, ou de la Civilisation contre la Sauvagerie. 
Tout sentiment d'avoir le coeur net, d'être dans son droit, est à bannir, sinon on ne fait pas justice à la relation même, c'est-à-dire à touts ceux qui y sont pris, emberlificotés dans mille tissages de relations qui vont du conflit au soin, de l'exploitation à l'amour, à cette nuance près qu'on partage un même territoire, où l'habitat de l'un est le tissage de tous les autres.
Il faut accepter d'être un métamorphe jusqu'au bout, une chimère jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'à la morale même, coeur de brebis et gueule de loup, et pas de larmes de crocodile. 

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Au Néolithique, nous avons inventé une forme de vie nouvelle : pendant deux millions d'années auparavant, nous vivions comme les loups de chercher et traquer. Avec la domestication, vivre n'a plus consisté à cher cher, mais à garder, à l'instar des chiens de protection qui sont nourris pour garder les brebis. Garder ce qu'on s'était approprié. 

Le combat de cette nuit entre les chiens et les loups a une puissance philosophique, parce qu'il met en scène deux visages de l'humain, le conflit des formes de vie r excellence, celui des chasseurs collecteurs contre par les domesticateurs, qui s'est rejoué partout dans l'histoire des peuples humains: au Néolithique contre les derniers peuples nomades, sur la Frontière de l'Ouest entre Indiens Blackfeet et ranchers capitalistes, entre Massaïs et Hadzas en Afrique subsaharienne. Les chiens gardent et les loups cherchent à prendre : deux formes de vie qu'on a traversées, qu'on réactive quotidiennement, passant de l'une à l'autre, Deux formes de vie qui existent déjà dans le vivant, avec les oiseaux cacheurs de graines et les chasseurs en vol, les fourmis qui explorent et celles qui protègent le champignon qu'elles ont domestiqué. Cette ambiguïté, on l'a reçue en partage - entre chien et loup. Et la brebis est aussi là, quelque part, dans notre ménagerie intérieure : nous avons aussi eu des prédateurs. Rien de ce qui est vivant ne m'est étranger.

Chacun porte en lui l'entière vivante condition.

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A cet égard, l'indemnisation pour des brebis attaquées issues d'un troupeau qui n'était pas ou était mal protégé n'est pas acceptable. Ceci arrive régulièrement les éleveurs qui refusent toute mesure de protection, même subventionnée, sont de fait indemnisés autant que ceux qui "échinent à ajuster leurs pratiques au retour du loup, et ce malgré l'inscription dans le plan national Loup. Un conditionnement des indemnisations aux pratiques de protection (mesure de bon sens, jamais appliquée). Cette politique publique doit être critiquée et détruite: elle fragilise toute tentative des éleveurs qui veulent transformer leurs pratiques dans le bon sens. A quoi bon en effet se fatiguer à inventer un pastoralisme compatible avec la présence de prédateurs, si ceux qui ne protègent pas leurs troupeaux reçoivent plus de gratifications économiques que ceux qui s'y astreignent? C'est une faute politique : on creuse l'assistanat du pastoralisme, en valorisant les pratiques qui refusent de protéger les troupeaux, et ensuite on instrumentalise le pathos médiatique de la mort des brebis non protégées pour obtenir la mise à mort des loups. C'est une souffrance évitable, instrumentalisée pour produire une autre souffrance évitable. Une double mort, l'une servant à justifier l'autre - rarement une bonne politique.

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Il aura suffi que le judéo-christianisme fasse fuir Dieu de la "Nature" (c'est l'hypothèse de l'égyptologue Jan Assmann) pour la rendre profane, puis que la révolution scientifique et industrielle transforme la nature restante (phusis scolastique) en matière dépourvue d'intelligences, d'influences invisibles, à disposition de l'extractivisme, pour que l'humain se retrouve en cavalier solitaire dans le cosmos, entouré de matière bête et méchante. Le dernier acte impliquait de tuer la dernière affiliation: seul face à la matière, l'humain restait néanmoins en contact vertical avec Dieu, qui la sanctifiait comme sa Création (théologie naturelle). La mort de Dieu induit cette terrible et parfaite solitude, qu'on pourrait appeler le huis clos anthroponarcissiques.

Cette fausse lucidité à l'égard de notre solitude cosmique a signé la sereine exclusion de tout le non-hu main hors du champ du pertinent ontologiquement. Elle explique toute cette philosophie et cette littérature de "huis clos" des grandes capitales européennes et anglo-saxonnes. Le choix du syntagme n'est pas arbi traire : c'est bien désormais d'un huis clos au sens de la pièce de Sartre qu'il s'agit, mais la pièce fermée est le monde lui-même, l'univers, qui n'est peuplé que de nous et de nos relations pathologiques aux congénères humains, induites par la disparition de nos affiliations plurielles, affectives, actives, avec les autres vivants, les animaux, les milieux.

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Car il y a des significations partout dans le vivant: elles ne sont pas à projeter, elles sont à retrouver, avec les moyens qui son les nôtres, et à interpréter. Il s'agit retrouver, avec dire à traduire faire de la diplomatie. Il agit de faire de la diplomatie. Il faut des interprètes, des truchements, des entre-deux, pour faire le travail de reprendre langue avec le vivant, pour dépasser ce qu'on pourrait appeler la malédiction de Lévi-Strauss : l'impossibilité de communiquer avec les autres espèces avec lesquelles on partage la Terre. "Malgré les nuages d'encre projetés par la tradition judéo-chrétienne pour la masquer, aucune situation ne paraît plus tragique, plus offensante pour le coeur et l'esprit, que celle d'une humanité qui coexiste avec d'autres espèces vivantes sur une Terre dont elles partagent la jouissance, et avec lesquelles elle ne peut communiquer."

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Les aptitudes éthiques, on l'a trop peu noté, ont ceci de fascinant : ce sont les seules aptitudes dont il suffit de souffrir sincèrement d'en manquer pour un avoir déjà un peu. Ce point est discret mais profond. Il suffit de souffrir sincèrement de n'avoir pas été assez généreux ou empathique envers quelqu'un qui en avait besoin, pour être déjà un peu quelqu'un d'empathique et de généreux. Alors qu'il ne suffit pas de souffrir de ne pas savoir faire du violon pour jouer une suite de Bach".

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C'est l'expérience de la vulnérabilité mutuelle avec les pollinisateurs, les vers de terre, la vie des océans, qui nous pousse à sentir depuis le point de vue des interdépendances. À élargir le spectre du souci. C'est que nous traitons désormais de vivant à vivant. Et plus Homme" à "Nature". Si nous sommes vulnérables à leur fragilisation, c'est qu'ils sont importants. Et s'ils sont importants, pourquoi tous les autres ne le seraient ils pas aussi? Et, de là, la brèche est ouverte dans notre attention politique, où peut s'engouffrer le reste du vivant. C'est une manière de comprendre le déploie ment si soudain d'un mouvement comme Extinction Rebellion, comme le sens profond de son mot d'ordre aux allures paradoxales: "Avec amour et rage". L'amour est le souci des interdépendances, la rage va contre ce qui les détruit.

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Cette politique du vivant associée à une conception du soi peut sembler, à l'oreille d'un moderne, aller à l'encontre du projet politique fondateur de la modernité, qui repose sur l'idée d'un collectif humain extrait du milieu naturel (pensé comme contrainte) pour se donner à soi-même sa loi sans subir les injonctions de la "Nature", après avoir triomphé d'elle. Il ne faut pourtant pas voir dans les interdépendances le spectre d'une normativité extérieure au politique, par laquelle les écosystèmes imposeraient leurs lois aux collectifs démocratiques. Car ce que nous force à penser la crise écologique, ce n'est pas le retour d'une Nature qui dicte leurs lois aux humains, comme dans le mythe moderne dont la démocratie moderne revendique de s'être émancipée. Il s'agit de tout autre chose : c'es l'appel des interdépendances qui indiquent ses limites à la gamme des possibles que le collectif démocratique humain peut explorer. Les limites écologiques ne sont pas des contraintes extérieures au politique humain, mais les lignes de vie intérieures qui dessinent notre condition humaine de tissé : tissé aux autres formes de vie qui composent le milieu, dans un ubuntu des vivants. Si le collectif humain n'est qu'un noeud de relations au milieu qu'il habite, les limites dans l'usage de ce milieu ne sont plus des contraintes externes imposées par une Nature dont il faudrait s'émanciper, mais les lignes mêmes de notre visage. De notre visage réel, non fantasmé : celui d'un vivant insufflé de vie par la communauté biotique qui le porte à bout de bras.

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C'est ce qu'ont bien compris ces animaux artistes qui se maquillent, les humains. Certains motifs du maquillage ne sont pas de pures inventions de l'imagination humaine, des créations arbitraires : ils sont bio-inspirés Ils accentuent les pouvoirs éthologiques du survisage humain, ils stylisent encore notre masque animal.
Les deux cas les plus nets sont justement deux amplifications de contraste pour accentuer l'intensité du regard. La première technique est l'eye-liner. En accentuant le contraste entre pupille et fond de l'œil par l'ajout d'une enceinte féline sombre, il mime la profondeur du regard de la panthère (elle dispose de naissance de cette ligne noire autour de l'oeil). C'est exactement la même structure sombre/clair/sombre qu'utilise le mas que naturel du loup. Hommes et femmes de théâtre fardent de noir le tour de l'œil avant de monter sur scène : ils savent depuis toujours que cela en accentue l'expressivité. Mais cette technique a été inventée par l'évolution des millions d'années avant les acteurs, par la lignée des grands félins, comme par d'autres.
L'eye-liner trouve son origine dans la poudre de khôl qui fardait les yeux des Egyptiens des deux sexes. Cette filiation est un indice, un détail révélateur, d'une filiation plus profonde qu'on pister jusque dans nos salles de bains. L'Egypte antique était familière des métis d'animaux et d'humains (avec ses dieux thérianthropes, à têtes de fauves, d'oiseaux, de serpents...). Cette culture antique était aussi familière des survisages de la panthère et de l'antilope : c'était leur faune quotidienne. Et c'est de l'Egypte antique que provient une part de notre tradition du maquillage des yeux: dessiner le tour de l'oeil, comme on le voit sur les fresques, et probablement aussi assombrir les cils. Une technique qui capture le même amplificateur de contraste que l'évolution a peint sur le survisage des grands félins. Dans une culture où votre déesse a une tête de lionne, où les animaux ne sont pas des bestioles mais des divinités, prendre leur survisage pour modèle dans l'apprentissage d'une expressivité intensifiée fait parfaitement sens. Jusqu'à aujourd'hui, même les plus obtus ressentent douloureusement la puissance esthétique d'un survisage de panthère. La tradition antique y a puisé des leçons de beauté, au sens vivant: la beauté comme manière d'habiter une forme. La panthère, comme le loup, a un visage habité, un survisage, parce que sa lignée a tenté cette aventure de l'expressivité visuelle plutôt que celle du langage parlé pour résoudre le pro blème d'exprimer les mille feux de son dedans caché. 

La seconde technique biomimétique du maquillage humain est le mascara: il capture le regard de l'antilope, par l'accentuation de la longueur et de l'épaisseur des cils. Ce travail du cil trouve très probablement son origine dans l'Egypte antique. On peut raisonnable ment conjecturer que le mascara originel s'inspire des cils interminables de l'antilope africaine, par exemple de la gazelle de la reine de Saba, aujourd'hui éteinte (Gazella bilkis, aux cils interminables). Pour s'approprier ses puissances esthétiques (le nom "gazelle" est issu du mot arabe gazal, qui signifie "élégante et rapide"). L'antilope n'évoque pas une femme parce qu'elle a de longs cils : c'est l'inverse, c'est le maquillage des cils qui a repris à l'antilope cette puissance corporelle qui rend plus éloquent le regard, pour la réinterpreter sur le visage humain (au matin devant la glace, en reposant le mascara: "Antilope : activée !").
Ces idées trouvent leur origine dans une anthropologie du vif, une philosophie des formes de vie ; il nous faudrait, pour les mettre à l'épreuve, des historiens de la parure sensibles à l'éthologie comparée, au sens esthétique partagé entre vivants.
Allons plus loin : cette métamorphose en deux animaux simultanés plus saisissante dans sa richesse expressive, car elle par la trousse de maquillage est encore consiste à capturer aussi le pouvoir imaginaire double et contradictoire de ces animaux. Devenir dans le même temps la proie farouche et le prédateur empathique, avec toute la gamme d'émotions et d'aptitudes que cela recèle dans le rapport à l'autre. Devenir un panimal, animal total, une chimère dotée des cils de l'antilope et du tour d'oeil noir de la panthère, de la puissance expressive de l'une et de l'hypnose de l'autre.
La densité émotionnelle et sémantique inconsciente de ces parures est littéralement immémo riale. Il y a bruissant en elles des échos anciens comme la vie, éloquents comme la contradiction.
Ce matin devant la glace, se métamorphoser en pan thilope, ou pas.
Loin de les assigner au genre féminin, on peut rou rir ces deux parures au grand air de leur origine : le dialogue que la savane entretient avec elle-même, par la bouche des proies et des prédateurs. On peut réanimaliser ces deux parures : ce n'est pas un retour à du plus primal, à du plus authentique, ni même à du passé- mais une restitution à soi-même, un enrichissement intérieur de toute la ménagerie du passé vivant qui remonte à la surface, une hospitalité pour toute la diversité présente qui toque à la porte du visage humain, du dedans, pour parader, et métisser les corps, métisser les puissances. Se maquiller : "activer en soi les pouvoirs d'un corps différent".

Friday, October 29, 2021

Extrait de Et si on écoutait la nature, de Laurent Tillon

 [...] Le milieu ne pouvant accueillir qu'un nombre limité et juste d'individus pour chaque espèce, les effectifs sont contrôlés par des phénomènes naturels qui permettent les débordements et de maintenir une forme d'équilibre. La météo en est un. Et cet exemple nous rappelle alors que l'homme est bien une espèce à part, qui a su se soustraire pour partie aux règles et solutions inventées par la nature pour éviter qu'une espèce ne domine les autres. Ainsi, aucune limite (ou presque...) au développement et à l'accroissement de la population pour Homo Sapiens.

Wednesday, October 27, 2021

Extraits de Méditer à coeur ouvert, de Frédéric Lenoir

Cela m'évoque aussi ce qu'affirme Spinoza dans son livre IV de L'Ethique : "Un affect ne peut être supprimé ou contrarié que par un affect plus fort que l'affect à contrarier." Tout est dit : on ne peut quitter une émotion ou un sentiment de peur, de tristesse, de colère, une dépression, qu'en mobilisant une autre émotion ou sentiment positif : du plaisir, de la gratitude, de l'amour, de la joie. 

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En revanche, un individu concentré sur son travail ou sur une activité quelconque, attentif à ce qu'il regarde ou écoute, etc. aura un bon équilibre en neuromédiateurs, ce qui augmentera son plaisir et son sentiment de bien-être. 

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Marc Aurèle, cet empereur romain pétri de philosophie stoïcienne, écrivait ainsi dans ses Pensées : "Ne te laisse pas troubler par la représentation de toute ta vie (...) Voilà ce qui suffit : le jugement fidèle à la réalité que tu émets dans l'instant présent, l'action communautaire que tu accomplis dans l'instant présent, la disposition à accueillir avec bienveillance dans l'instant présent tout événement que produit la cause extérieure. " En bon épicurien, Montaigne insiste dans ses Essais, sur la nécessité de prendre conscience et de savourer les moments heureux de l'existence, et d'en jouir pleinement dans l'instant, sans autre souci : "Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors."

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Donner une signification à sa vie, c'est trouver des raisons de vivre. C'est tenter de répondre, même provisoirement, à la question "pourquoi ai-je envie de continuer à vivre ?". Cette question est d'autant plus forte lorsque nous sommes confrontés à la proximité de la mort : au fond, est-ce que je me bats juste pour survivre, de manière pulsionnelle et par peur de la mort, ou bien est-ce que je souhaite encore vivre pleinement ? Et si oui, pourquoi ? Qu'est-ce que je désire encore accomplir que je n'ai pas pu réaliser ? Qu'est-ce qui me semble essentiel, important, superflu ? Quelles sont les choses précieuses auxquelles je souhaite consacrer mon énergie pour le temps qui me reste à vivre ? Existe-t-il des personnes autour de moi à qui je souhaite donner de l'amour, avec lesquelles je souhaite construire un projet individuel ou collectif que je pourrais aider et soutenir ? À qui je pourrais transmettre quelque chose qui soit utile ? En m'interrogeant de la sorte, je peux parvenir à donner une signification à mon existence, à trouver des bonnes raisons de vivre. 

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"Face à l'absurde, les plus fragiles avaient développé une vie intérieure qui leur laissait une place pour garder l'espoir et questionner le sens, écrit-il (...). Il fallait que nous changions du tout au tout notre attitude à l'égard de la vie. Il fallait que nous apprenions par nous-mêmes et, de plus, il fallait que nous montrions à ceux qui étaient en proie au désespoir que l'important n'était pas ce que nous attendions de la vie, mais ce que la vie attendais de nous. Au lieur de se demander si la vie avait un sens, il fallait s'imaginer que c'était la vie qui nous questionnait, journellement, et à toute heure.". Ce que nous enseigne Viktor Frankl, c'est que celui qui a un "pourquoi" peut vivre avec n'importe quel "comment". Que donner du sens à sa vie est le meilleur moyen de survivre, de se reconstruire après une épreuve, de déployer pleinement tout notre potentiel vital pour grandir en humanité. 

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Le psychologue Carl Gustav Jung fait remarquer que vers le milieu de leur vie, la plupart des individus traversent une crise que l'on pourrait définir, justement, comme une crise du sens. Ils se posent des questions existentielles sur leurs principaux choix de vie, tant sur le plan personnel que professionnel : est-ce que l'existence que je mène me convient ? Ai-je choisi le bon métier ? Est-ce que je désire rester avec mon conjoint ou célibataire ? Ai-je choisi le bon lieu de vie ? De manière générale, les questions centrales sont : est-ce que je suis heureux et est-ce que ma vie a du sens ? Pour Jung, l'individu entame alors un "processus d'individuation", c'est à dire un voyage intérieur qui le conduit à descendre dans les profondeurs de lui-même, à la rencontre de son soi, de son être profond, au-delà de toutes les influences extérieures (parents, culture, religion). 

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Car le refus de la réalité redouble notre souffrance : nous souffrons du mal qui nous affecte et nous souffrons psychologiquement et moralement du déni ou du refus du réel qui s'impose à nous. Epictète utilise l'image d'un chien attaché à un chariot tiré par deux boeufs, qui représente la puissance inexorable du destin. Si le chariot tourne à gauche alors que le chien veut aller à droite et qu'il tire de toutes ses forces sur sa corde pour suivre son désir, il sera violemment rappelé à l'ordre par les boeufs et contraint d'aller dans leur direction en souffrant terriblement de la corde qui aura lacéré sa gorge. Une fois qu'il aura compris qu'il n'a d'autre choix que de suivre le chariot, il pourra gambader sans fatigue derrière lui, au lieu de souffrir [...]

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[...] comme il l'écrit dans Ecce Homo : "Ma formule pour ce qu'il y a de grand dans l'Homme est amor fati : ne rien vouloir d'autre que ce qui est, ni devant soi, ni derrière soi, ni dans les siècles des siècles. Ne pas se contenter de supporter l'inéluctable, et encore moins se le dissimuler (...) mais l'aimer."

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Comme le dit encore Epictète dans son Manuel  : "Ce qui tourmente les Hommes, ce n'est pas la réalité, mais les jugements qu'ils portent sur elle." Formule saisissante qui fait écho à celle de Tilopa, un moine bouddhiste du IXe siècle : "Ce ne sont pas les choses qui te lient, mais ton attachement aux choses. "

Extraits du "Roman Inachevé" de Louis Aragon

Je traîne après moi trop d'échecs et de mécomptes
J'ai la méchanceté d'un homme qui se noie
Toute l'amertume de la mer me remonte
Il me faut me prouver toujours je ne sais quoi
Et tant pis qui j'écrase et tant pis qui je broie
Il me faut prendre ma revanche sur la honte

Ne puis-je donner de la douleur Tourmenter
N'ai je pas à mon tour le droit d'être féroce
N'ai-je pas à mon tour droit la cruauté
Ah faire un mal pareil aux brisures de l'os
Ne puis-je avoir sur autrui ce pouvoir atroce
N'ai-je pas assez souffert assez sangloté 

Je suis le prisonnier des choses interdites
Le fait qu'elles le soient me jette à leur marais
Toute ma liberté quand je vois ses limites
Tient à ce pas de plus qui la démontrerait
Et c'est comme à la guerre il faut que je sois prêt
D'aller où le défi de l'ennemi m'invite 

Toute idée a pour moi besoin d'un contrepied
Je ne puis supporter les vérités admises
Je remets l'évidence elle-même en chantier
Je refuse midi quand il sonne à l'église
Et si j'entends en lui des paroles apprises
Je déchire mon coeur de mes mains sans pitié 

Je ne sais plus dormir lorsque les autres dorment
Et tout ce que je pense est dans mon insomnie
Une ombre gigantesque au mur où se déforme
Le monde tel qu'il est que follement je nie
Mes rêves éveillés semblent des Saint Denis
Qui la tête à la main marchent contre la norme

Inexorablement je porte mon passé
Ce que je fus demeure à jamais mon partage
C'est comme si les mots pensés ou prononcés
Exerçaient pour toujours un pouvoir de chantage
Qui leur donne sur moi ce terrible avantage
Que je ne puisse pas de la main les chasser

Cette cage des mots il faudra que j'en sorte
Et j'ai le coeur en sang d'en chercher la sortie
Ce monde blanc et noir où donc en est la porte
Je brûle à ses barreaux mes doigts comme aux orties
Je bats avec mes poings ces murs, qui m'ont menti
Des mots des mots autour de ma jeunesse morte 

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Tu m'as trouvé comme un caillou que l'on ramasse sur la plage
Comme un bizarre objet perdu dont nul ne peut dire l'usage
Comme l'algue sur un sextant qu'échoue à terre la marée
Comme à la fenêtre un brouillard qui ne demande qu'à entrer
Comme le désordre d'une chambre d'hôtel qu'on n'a pas faite
Un lendemain de carrefour dans les papiers gras de la fête
Un voyageur sans billet assis sur le marchepied du train
Un ruisseau dans leur champ détourné par les mauvais riverains
Une bête des bois que les autos ont prise dans leurs phares
Comme un veilleur de nuit qui s'en revient dans le matin blafard
Comme un rêve mal dissipé dans l'ombre noire des prisons
Comme l'affolement d'un oiseau fourvoyé dans la maison
Comme au doigt de l'amant trahi la marque rouge d'une bague
Une voiture abandonnée au beau milieu d'un terrain vague
Comme une lettre déchirée éparpillée au vent des rues
Comme le hâle sur les mains qu'a laissé l'été disparu
Comme le regard égaré de l'être qui voit qu'il s'égare
Comme les bagages laissés en souffrance dans une gare
Comme une porte quelque part ou peut-être un volet qui bat
Le sillon pareil du cœur et de l'arbre où la foudre tomba
Une pierre au bord de la route en souvenir de quelque chose
Un mal qui n'en finit pas plus que la couleur des ecchymoses
Comme au loin sur la mer la sirène inutile d'un bateau
Comme longtemps après dans la chair la mémoire du couteau
Comme le cheval échappé qui boit l'eau sale d'une mare
Comme un oreiller dévasté par une nuit de cauchemars
Comme une injure au soleil avec de la paille dans les yeux
Comme la colère à revoir que rien n'a changé sous les cieux
Tu m'as trouvé dans la nuit comme une parole irréparable
Comme un vagabond pour dormir qui s'était couché dans l'étable
Comme un chien qui porte un collier aux initiales d'autrui
Un homme des jours d'autrefois empli de fureur et de bruit

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[...]

J'ai quelque lassitude Est-ce l'heure est-ce l'âge
A faire ce qu'il faut pour être bien compris
Car il ne suffit pas de soigner ses images
Et de serrer de près le sens dans le langage
Il faut compter avec les sourds les ahuris

Il faut compter avec ceux-là que tout installe
Dans l'idée a priori qu'ils se font de vous
J'écris Je suis le boeuf qu'on expose à l'étal
Et mon coeur débité d'une poigne brutale
Quand il est en morceaux les gens le désavouent

Ils pensent que comme eux mesquinement je pense
Ce que je dis pour eux je le dis pour l'effet
Ils ne peuvent m'imaginer qu'à leur semblance
Ils n'ont à me prêter que leur propre indigence
Ils en sont prodigieusement satisfaits

Tuesday, September 28, 2021

Extraits de "L'éco-anxiété - vivre sereinement dans un monde abîmé" de Alice Desbiolles

 C'est la raison pour laquelle j'en appelle à un grand penseur, Pascal, et à son célèbre pari. En l'adaptant à la collapsologie, je dirais que je fais le pari que les collapsologues ont raison, que leurs projections sont essentiellement vraies et que notre intérêt est de les croire. En effet, s'ils ont raison et que l'on suit leurs prescriptions, nous aurons plus de chances d'éviter un effondrement catastrophique (ou du moins réussirons-nous à en limiter la magnitude). Et si nous croyons les collapsologues et qu'ils ont tort, qu'importe, nous nous serons trompé et c'est tant mieux, nous n'aurons presque rien perdu, si ce n'est un peu de notre temps. Autrement dit, si l'on gagne en pariant sur la justesse de leurs prévisions, on gagne tout ; si l'on perd, on ne perd presque rien. 

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Les Allemands possèdent un terme, sans équivalent dans notre langue, pour traduire ce sentiment : la Sehnsucht. Celle-ci fait référence aux pensées et aux émotions intenses que l'on ressent au souvenir d'un paradis perdu - réel ou imaginaire -, où le bonheur d'y vivre se fracasse sur le principe de réalité. 

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Mais ce qui est vrai et important pour les personnes solastalgiques ne l'est pas forcément pour les autres. Ce choc des vérités conduit parfois à des fractures ou à des ruptures dans les cercles intimes comme avec la société. En effet, pour nombre de nos concitoyens, la prise de conscience que quelque chose ne va pas, ou n'est pas durable, n'entraîne pas systématiquement une remise en question ou un changement de comportement. 

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Ensuite, ils renoncent plus naturellement à acheter leurs biens de consommation, neufs, privilégiant des achats d'occasion, des emprunts, voire du troc. Il n'en demeure pas moins que ces alternatives à l'achat se positionnent à ce jour en cumul et non en substitution à l'achat neuf. 

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Les comportements pro-environnementaux semblent concerner majoritairement les femmes. Cette différence entre sexes pourrait notamment s'expliquer par la répartition genrée des rôles sociaux, et ce dès le plus jeune âge. Les sont généralement, dès l'enfance, encouragées à s'occuper d'autrui et à prendre soin de leur environnement. Leurs émotions semblent également davantage respectées et acceptées. Les hommes, et les petits garçons avant eux, peuvent être moins sujets à l'empathie de la part de certains adultes et se voient souvent autorisés à plus d'égoïsme.

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Ainsi, à défaut de changer le monde par notre seule action, l'ont peut néanmoins contribuer à le rendre plus heureux. Mais également profiter de ses bienfaits immédiats au lieu de "futuriser" et de contempler un avenir par définition hypothétique et pour le moins incertain. 

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Cet exemple concret illustre la nécessité de transformer les intentions globales en actions locales, mais également de se débarrasser du trop-plein de holisme qui submerge régulièrement les individus éco-anxieux. Car, s'il nous est difficile de changer le monde, nous pouvons néanmoins changer notre monde, voire celui des personnes qui nous entourent. 

Extraits de "Buveurs de vent", de Franck Bouysse

 Habiter à nouveau le passé, en un temps situé bien avant que les hommes ne détournent la beauté à leur convenance, au travers de fresques, de statues et de mots, pour s'imaginer un instant les créateurs de cette beauté, alors qu'ils auraient du se satisfaire d'en être les gardiens. 

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Tu sais, quand je suis rentré de la guerre, j'avais l'impression de trépigner dans le froid, de sauter d'un pied sur l'autre pour essayer de me réchauffer. Même si je n'attendais rien, quand on s'est rencontrés, j'ai senti que je posais les deux pieds par terre en même temps, que j'avais moins froid. Je pensais que le temps effacerait ce que j'avais vécu, qu'une famille servirait à ça, que c'est un point d'équilibre acceptable, une femme et des enfants, même si j'avais pas vraiment envie d'en avoir. Je me suis laissé faire, Martha, parce que tu refermais un horizon de souvenirs derrière moi pour m'en proposer un autre devant moi, totalement inconnu, avec cette évidence, cette facilité que vous avez, vous les femmes, de nous convaincre, nous les hommes, qu'on peut devenir légendaires sans faire d'efforts. 

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On embrasse, on acclimate, on déraisonne, on raccommode, on s'accommode, on marchande, on saisit, on repousse, on ment, on fait ce que l'en peut, et on finit par croire que l'on peut. On veut faire croire aux hommes que le temps s'écoule d'un point à l'autre, de la naissance à la mort. Ce n'est pas vrai. Le temps est un tourbillon dans lequel on entre, sans jamais vraiment s'éloigner du coeur qu'est l'enfance, et quand les illusions disparaissent, que les muscles viennent à faiblir, que les os se fragilisent, il n'y a plus de raison de ne pas se laisser emporter en ce lieu où les souvenirs apparaissent comme les ombres portées d'une réalité évanouie, car seules ces ombres nous guident sur cette terre.

Monday, September 06, 2021

Extraits de "Paradis Perdus", de Eric-Emmanuel Schmitt

Ne hait les hommes que celui qui les aimes. Ne fustige ses semblables que celui qui en attend le meilleur.

p.20

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- Pourquoi ne souris-tu jamais ?
Noura irradiait de la lumière, attirait les regards mais, à la différence des autres femmes, elle ne plissait jamais les paupières ni n'écartait les lèvres. 
- Je sourirais si j'étais laide. 
Sur l'instant, je trouvai choquante sa réponse lapidaire, avant de découvrir, les jours suivants, qu'elle visait juste : certains visages nécessitent le sourire pour briller ; pas les plus beaux. Mina souriait beaucoup pour harmoniser ses traits, les rendre avenants. Noura, elle, se contentait d'apparaître. 

 L'ours ne pâtissait pas de la réputation dont il souffre aujourd'hui, celle d'un plantigrade glouton stupide, balourd, paresseux. Ces médisances vinrent de l'Eglise chrétienne. Elle entreprit méthodiquement de supprimer la considération immense et millénaire de l'ours, une révérence que certaines tribus poussaient jusqu'au culte. Elle se livra à la chasse à l'ours païen, autant dans les forêts que dans les cerveaux. Rien ne devait concurrencer le Dieu unique.
Comment s'y prit-elle ? Tout d'abord, elle glissa un autre fauve sur le trône. Religion issue du Moyen-Orient, le christianisme a importé un souverain du Moyen-Orient : le lion. Le roi du Sud évinça le roi du Nord. Au lion, on pouvait mieux prêter toutes les qualités, car c'était une bête littéraire, pas une bête concrète - on ne le croisait pas dans l'Europe latine, celtique, germanique, slave, scandinave-, à part dans les Balkans. Afin de motiver cette substitution, le clergé ne parla désormais que des vices de l'ours, sa force aveugle, sa lenteur, sa lourdeur de corps et d'esprit, sa goinfrerie, sa fainéantise. On parvint même à le faire passer pour peureux !
Ensuite, on élimina l'ours en multipliant les battues, ce que le ravala au rang de gros gibier.
Enfin, on le ridiculisa en le domestiquant. De majesté solitaire, il fut rabaissé à bouffon public. Propriété des vagabonds que l'Eglise méprisait, on l'exhiba, enchaîné, muselé, sur les foires et les marchés, au milieu des bateleurs, jongleurs, escamoteurs. Ce triste pitre gagnait sa pitance en exécutant, contraint, quelques sommaires acrobaties et trois pas de danse maladroits.

p.110

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- Peut-on souffrir de solitude au milieu des siens ?
Il frissonna et murmura, mélancolique :
- Tel est le destin de l'homme qui pense par lui-même.

p.111

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Troublée, elle commençait à se regarder différemment, à jauger son corps qui transpirait la nostalgie de sa perfection déchue, embarrassée par un ennemi nouveau qui lui inspirait la défiance et dont elle ne triompherait pas : le temps.

p.123

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- Dès qu'on se rend à un point, on ne voit plus rien. Le trajet devient fastidieux. 

p.207

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- Des provisions, quelle horreur ! Avec ce procédé, Pannoam a rendu les villageois dépendants ! Produire, entasser, conserver, surveiller, distribuer, planifier, voilà le chemin de l'asservissement. Ils se persuadent de posséder des choses alors que les choses les possèdent. Avant, ce n'était pas ainsi.

p.214

[...]

Avec Barak, je découvrais pour la première fois une opposition que j'allais constamment retrouver au cours des millénaires : la querelle des anciens et des modernes. Les anciens souhaitent conserver, les modernes transformer. Enfin, voilà ce qu'ils affirment... car un examen plus attentif repère autre chose.
Les anciens veulent sauvegarder le monde non tel qu'il est, mais tel qu'il fut. A leurs yeux, le présent, déjà perverti, provoque l'indignation. Sans hésiter, ils désignent le bon modèle dans un passé qu'ils n'ont pas connu. Mon oncle Barak, en plein néolithique, brandissait un avant merveilleux, un âge d'or perdu, celui où les hommes ne vivaient pas en société. Nostalgique, il essayait, à lui seul, de ressusciter ce temps mythique. Utopie mélancolique. 
Les modernes, valorisant l'innovation, s'estiment rationnels, pragmatiques, alors qu'ils jouent avec le feu et virent aux incendiaires. Non seulement ils détruisent ce qui existe, mais ils installent des éléments dont ils ne subodorent ni l'avenir ni les nuisances. Mon père Pannoam introduisait chez nous l'agriculture en y voyant un progrès. Il n'imaginait pas que, pour l'humanité, une vie entièrement concentrée sur le sol conduisait à travailler davantage, à s'ancrer définitivement, à brûler des forêts, à supprimer la diversité de la flore et de la faune, à affronter des famines, à appauvrir l'alimentation, à créer des razzias et des guerres, voire à surpeupler la Terre. Le progrès n'est pas que l'histoire de la connaissance, il se révèle tout autant l'histoire de l'ignorance : il pratique l'aveuglement quant aux conséquences. Utopie prospective.
A première vue, dans ce duel, tout tourne autour du savoir : l'ancien s'en tient au savoir antérieur, le moderne invente un savoir neuf.
Or, en réalité, l'ancien fantasme sur ce qu'il croit savoir pendant que le moderne fantasme sur ce qu'il saura. J'ai donc peur que tout tourne autour de l'ignorance. 

p.215

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Son visage ruisselait de générosité. Quoi de plus intolérable que cette générosité ? On aurait pu croire qu'il m'aimait alors qu'en réalité il aimait m'aimer. Mieux : il s'aimait de m'aimer.

p.243

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En été, les bruits se fondent dans le silence pour le constituer ; en hiver, les bruits deviennent étrangers au silence.

p.265

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[...] si, par un contact énergique, on apporte de la chaleur sur la peau, on risque d'envoyer le sang périphérique refroidi à l'intérieur du corps, ce qui provoque un arrêt du coeur.

p.279

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[...] Son regard me rendait mâle, terrible, magnifique. Elle me contemplait et cela me transformait. Pour la première fois de mon existence, je me demandais si je n'étais pas beau.

p.362

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Comme elle personnifiait toutes sortes de femmes, je personnifiais toutes sortes d'hommes : l'amant, l'aimé, l'ami, l'ennemi, l'égoïste, le bienfaiteur, le dissolu, l'indifférent, le salace, le persécuteur. Entre le lever et le coucher du soleil, je désirais l'étreindre, l'étrangler, pleurer, rire, fuir, l'exhiber, la cacher, me sacrifier. 

p.363

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Nous passâmes la nuit peau à peau sans que je la pénètre. Copuler aurait désacralisé le moment. Dans les étreintes érotiques s'inscrit une histoire, avec un début, un milieu, une fin, l'orgasme sonnant la séparation. A rebours, nous voulions que notre contact ne connaisse pas de terme. Nous recherchions une jouissance autre que celle qui éloigne après avoir uni, nous cultivions une volupté lente, sans spasmes, aussi dépourvues de points culminants que de zones basses. A la petite mort qui succède au plaisir génital, nous préférions la longue vie lancinante des caresses.

p.403

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Noura [...] désignait sur chaque avant-bras le point à pétrir régulièrement. Comme les passagers peinaient à se concentrer, elle traça ce point à l'aide d'une teinture végétale. En en profita pour dessiner un deuxième point, sous la clavicule à la naissance du bras : celui-ci, si on l'enfonçait, procurait un sentiment de bien-être.

Tibor recourait souvent à ces marquages sur la peau, car peau d'hommes de notre époque possédaient des connaissances anatomiques. Il pratiquait donc le tatouage thérapeutique. Cette technique, comme d'autres, fut abandonnée par la suite, puis oubliée, d'autant que ceux qui auraient pu en témoigner sur leurs membres étaient devenus poussière. En 1991, on découvrit en Italie un individu conservé dans la glace depuis cinq mille ans. Retrouvé dans les Alpes de l'Ötzal, il fut baptisé Ötzi. Son corps portait des peintures qu'on crut d'abord rituelles ou esthétiques. Il fallut l'insistance d'esprits libres pour noter que ces dessins marquaient au millimètre près les point d'acupuncture de divers méridiens. L'autopsie montra qu'Ötzi souffrait des lombaires et des genoux : croix et tirets signalaient les points où intervenir pour calmer les douleurs des lombaires et des genoux. 

p.439

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Généralement, la violence reste passagère. Elle relève de la crise. Dès qu'elle persévère, la mort l'abrège. En abolissant tout, le trépas apporte un terme sinon à la violence, du moins à la souffrance qui en résulte. Au fond, la mort appartient à la panoplie du bonheur, la survie à celle de la torture. 

p.444

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Au-delà de la conviction amoureuse, j'apercevais la pertinence de ce qu'affirmait Barak : naguère, Maman était belle ; elle était désormais mignonne. Le flou attendrissait la netteté de ses traits, la coquetterie remplaçait l'insolence, le charme relayait l'autorité, la finesse des multiples et minuscules rides exprimait la délicatesse de son âme, une âme blessée, expérimentée, vaillante. Du mignon au beau, il y a la différence entre un visage qui a essuyé les revers et celui qui se prépare à les affronter.

p.449

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Recommencer... L'idée afflige. Quand on recommence, la mélancolie freine l'allégresse : on pense davantage à ce qui nous manque qu'à ce que l'on crée. Tandis que, lorsqu'on commence, on s'élance.

p.503

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[...] Par la suite, j'ai toujours retrouvé, chez les grands créateurs, cet identique mélange de combustible noble et de combustible ignoble pour constituer le feu. Il faut les deux. Du pur et de l'impur. Un ange ne fait pas une oeuvre, le Diable non plus.

p.536

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[...] Einstein ne remarquait rien de ce qui l'environnait, il ne connaissait ni la flore ni la faune du lac, il ne distinguait pas les plantes qui nourrissent de celle qui empoisonnent ou de celles qui soignent, il ignorait comment prévoir l'orage ou repérer la bourrasque, recoudre ses vêtements, allumer un feu, tailleur un couteau en silex, encore moins l'utiliser. Quant à poser des pièges à lapins ou à loutres, l'idée même n'aurait pas traversé son brillant cerveau ! Il manifestait une inadaptation exhaustive. 
La spécialisation préserve ceux qui ne savent pas faire beaucoup. Au fond, la civilisation a permis la survie des génies et des crétins. Le crétin n'est bon à rien, le génie bon à une seule chose.

p.548

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[...]
Des tuteurs et des enclos apparaissaient. Quel choc ! Les humains indiquaient aux plantes comment elles devaient pousser, aux bêtes où elles devaient loger. Des tuteurs et des enclos ! Une révolution... La terre devenait agricole, les animaux alimentaires. Des forêts et des prairies étaient anéanties, les premières calcinées pour fournir des champs, les secondes ceinturées pour servir de pâturages. Les paysans aux mains calleuses se cassaient le dos, penchés sur l'humus, afin de le défricher, l'épierrer, le fendre, l'amollir, l'émotter, le serfouir, le labourer, le semer. Ils ne vénéraient plus le sol, ils l'utilisaient. Les bêtes, effrayées, fuyaient les flammes et tentaient d'exister loin des hommes, alors qu'avant elles vivaient avec eux. Leur supplice ne s'arrêtait pas là : les hommes créaient deux races, les animaux domestiques, les animaux sauvages. Rebelles à l'asservissement, les sauvages étaient condamnés à l'exode puis à la clandestinité, tandis que le pire attendait les dociles, ceux qui, par malheur, témoignaient un peu de douceur et de sociabilité. Après avoir repéré ceux qui acceptaient de s'alimenter, de se reproduire en captivité, les fermiers les emprisonnaient définitivement et tuaient les farouches. Si la Nature ne permet la survie que des forts et des pugnaces, les hommes pratiquaient une sélection inverse. 

A COMPLETER

p. 552

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Beaucoup d'entre nous logent, au fond d'eux-mêmes, dans un univers différent de leur réalité. Sinon, comment expliquer l'appétit de la littérature chez les uns, la dépression chez les autres ? Les hasards de la naissance nous obligent à parcourir un monde sans rapport avec celui que notre inconscient, lui, continue à habiter.

p.554

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Les hommes rapportent tout à eux. Les événements n'arrivent pas, ils leur arrivent. Mieux : il ne leur arrive pas, il leur sont destinés. Une calamité, aussi durement qu'il la subissent, s'avère un message à leur intention. Peu importe que les bêtes meurent, que les plantes crèvent, que des déserts stérilisent champs et forêts, elle leur est adressée, à eux, à eux seuls. Qui leur parle à travers typhons et cataclysmes ? Les Dieux quand ils pullulaient, Dieu depuis qu'il est devenu célibataire, la Nature maintenant que Dieu s'est absenté. Toujours, une entité intelligente leur administre une leçon. Les Dieux, Dieu, la Nature, se vengent de leur arrogance et les incitent à la modestie. Quel paradoxe ! Des êtres présomptueux affirment que la Puissance les encourage à l'humilité, mais, ce faisant, en manquent puisqu'ils s'érigent en centre et en finalité de la création.!

p.560