Tuesday, September 28, 2021

Extraits de "Buveurs de vent", de Franck Bouysse

 Habiter à nouveau le passé, en un temps situé bien avant que les hommes ne détournent la beauté à leur convenance, au travers de fresques, de statues et de mots, pour s'imaginer un instant les créateurs de cette beauté, alors qu'ils auraient du se satisfaire d'en être les gardiens. 

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Tu sais, quand je suis rentré de la guerre, j'avais l'impression de trépigner dans le froid, de sauter d'un pied sur l'autre pour essayer de me réchauffer. Même si je n'attendais rien, quand on s'est rencontrés, j'ai senti que je posais les deux pieds par terre en même temps, que j'avais moins froid. Je pensais que le temps effacerait ce que j'avais vécu, qu'une famille servirait à ça, que c'est un point d'équilibre acceptable, une femme et des enfants, même si j'avais pas vraiment envie d'en avoir. Je me suis laissé faire, Martha, parce que tu refermais un horizon de souvenirs derrière moi pour m'en proposer un autre devant moi, totalement inconnu, avec cette évidence, cette facilité que vous avez, vous les femmes, de nous convaincre, nous les hommes, qu'on peut devenir légendaires sans faire d'efforts. 

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On embrasse, on acclimate, on déraisonne, on raccommode, on s'accommode, on marchande, on saisit, on repousse, on ment, on fait ce que l'en peut, et on finit par croire que l'on peut. On veut faire croire aux hommes que le temps s'écoule d'un point à l'autre, de la naissance à la mort. Ce n'est pas vrai. Le temps est un tourbillon dans lequel on entre, sans jamais vraiment s'éloigner du coeur qu'est l'enfance, et quand les illusions disparaissent, que les muscles viennent à faiblir, que les os se fragilisent, il n'y a plus de raison de ne pas se laisser emporter en ce lieu où les souvenirs apparaissent comme les ombres portées d'une réalité évanouie, car seules ces ombres nous guident sur cette terre.

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