Sunday, August 27, 2017

Dans les forêts de Sibérie

Extraits

Dans la vie il faut trois ingrédients : du soleil, un belvédère, et dans les jambes le souvenir lactique de l'effort.


L'imprévu de l'ermite sont ses pensées. Elles seules rompent le cours des heures identiques. Il faut rêver pour se surprendre.


Le luxe n'est pas un état mais le passage d'une ligne, le seuil où, soudain, disparaît toute souffrance.


RAISONS POUR LESQUELLES JE ME SUIS ISOLE DANS UNE CABANE
J'étais trop bavard
Je voulais du silence
Trop de courrier en retard
et trop de gens à voir
J'étais jaloux de Robinson
C'est mieux chauffé que chez moi, à Paris
Par lassitude d'avoir à faire les courses
Pour pouvoir hurler et vivre nu
Par détestation du téléphone et du bruit des moteurs


En ville, le libéral, le gauchiste, le révolutionnaire et le grand bourgeois paient leur pain, leur essence et leurs taxes. L'ermite, lui, ne demande ni ne donne rien à l'Etat. Il s'enfouit dans les bois, en tire subsistance. Son retrait constitue un manque à gagner pour le gouvernement. Devenir un manque à gagner devrait constituer l'objectif des révolutionnaires. Un repas de poisson grillé et de myrtilles cueillies dans la forêt est plus anti-étatique qu'une manifestation hérissée de drapeaux noirs. Les dynamiteurs de la citadelle ont besoin de la citadelle. Il sont contre l'Etat au sens où ils s'y appuient. Walt Whitman : "Je n'ai rien à voir avec ce système, pas même assez pour m'y opposer."


Offrir des fleurs aux femmes est une hérésie. Les fleurs sont des sexes obscènes, elles symbolisent l'éphémère et l'infidélité, elles s'écartèlent sur le bord des chemins, s'offrent à tous les vents, à la trompe des insectes, aux nuages de graines, aux dents des bêtes; on les foule, on les cueille, on y plonge le nez. A la femme qu'on aime il faudrait offrir des pierres, des fossiles, du gneiss, enfin une de ces choses qui durent éternellement et survivent à la flétrissure.


L'ermite se tient à l'écart, dans un refus poli. Il ressemble au convive qui, d'un geste doux, refuse le plat. Si la société disparaissait, l'ermite poursuivrait sa vie d'ermite. Les révoltés, eux, se trouveraient au chômage technique. L'ermite ne s'oppose pas, il épouse un mode de vie. Il ne dénonce pas un mensonge, il cherche une vérité. 


Pourtant, au fond des bois, il est troublant le spectacle des bêtes. Comment être certain que la danse des moucherons dans le rayon du soir n'a pas une signification ? Que savons-nous des pensées de l'ours ? Et si le crustacé bénissait la fraîcheur de l'eau sans aucun moyen pour lui de nous le faire savoir et sans aucun espoir pour nous de le déceler ? Et comment mesurer les émois des passereaux lorsqu'ils saluent l'aurore sur les plus hautes branches ? Et pourquoi ces papillons dans la clarté du midi ne connaîtraient-ils pas l'intensité esthétique de leurs chorégraphies ? "Le jeune oiseau n'a aucune représentation des oeufs pour lesquels il construit un nid, ni la jeune araignée de la proie pour laquelle elle tisse une toile..." (Schopenhauer in Le Monde...). Mais qu'en sais-tu Arthur, d'où tiens-tu ta science en la matière, de quelle conversation avec quel oiseau t'es-tu pénétré pour avancer pareille certitude ? Mes deux chiens se tiennent face au lac, clignant des yeux. Ils goûtent la paix du jour, leur bave est action de grâce. Ils sont conscients du bonheur de se reposer là, au sommet, après la longue grimpée. Heidegger tombe à l'eau et Schopenhauer aussi. Plouf, la pensée. Je regrette qu'un philosophe héritier du vieil humanisme (onanisme de l'esprit) n'assiste pas à l'oraison silencieuse prononcée par deux chiots de cinq mois devant une faille de vingt-cinq millions d'années. 


L'ermite accepte de ne plus rien peser dans la marche du monde, de ne compter pour rien dans la chaîne des causalités. Se pensées ne modèleront pas le cours des choses, n'influenceront personne. Ses actes ne signifieront rien. (Peut-être sera-t-il encore l'objet de quelques souvenirs.) Qu'elle est légère, cette pensée ! Et comme elle prélude au détachement final : on ne se sent jamais aussi vivant que mort au monde !
note : a-t-il conscience d'influencer ses lecteurs en agissant sur le monde via l'écriture ?


Mishima dans Le Pavillon d'Or : "... Ce qui donne un sens à notre comportement à l'égard de la vie est la fidélité à un certain instant et notre effort pour éterniser cet instant..." Tout ce que nous entreprenons découlerait d'une inspiration éphémère, intangible. Une fraction de seconde fonderait l'existence. Les bouddhistes nomment Satori ces instants où la conscience entrevoit quelque chose. A peine né, le surgissement s'évanoui. A l'aveugle, on chercher à le ramener. On voudrait ressusciter la sensation disparue. Les jours s'écoulent dans ce tâtonnement. L'existence devient errance. On avance, filet à papillon à la main, aspirant à ce qui s'est enfui. Cette tentative mille fois recommencée et mille fois contrariée de revivre le Satori alimente nos efforts jusqu'à ce que la mort nous délivre de l'obsession de revivifier les évanouissements. 
Hélas, on ne se baigne pas deux fois dans les mêmes lacs. Les Satori ne se répètent point. La hiérophanie est à usage unique. Les madeleines ne se réchauffent pas. 
Et les rives du Baïkal me sont à présent trop familières pour me tirer la moindre larme.


Le bonheur dure une seconde. Lorsque l'on se réveille, à l'aube, il y a un moment agréable, juste avant que la conscience se souvienne et que le coeur se serre. 
note : ceci me rappelle une explication donnée par un auteur, disant que son désespoir dort à ses côtés, et se réveille très peu de temps après lui, ne lui laissant que très peu de répit (Hesse ? Cioran ?)


Aujourd'hui, je délaisse les livres. La mise en garde de Nietzsche dans Ecce Homo m'a frappé : "Je l'ai vue de mes yeux : des natures douées, riches et "portées à la liberté", "crevée par la lecture" dès trente ans, devenues de simples allumettes, qu'il faut frotter pour qu'elles donnent des étincelles, de "pensées". "
Lire compulsivement affranchit du soucis de cheminer dans la forêt de la méditation à la recherche de clairières. Volume après volume, on se contente de reconnaître la formulation des pensées dont on mûrissait l'intuition. La lecture se réduit à la découverte de l'expression d'idées qui flottaient en soi ou bien se cantonne à la confection d'un tricot de correspondances entre les oeuvres de centaines d'auteurs.
Nietzsche décrit ces cerveau fatigués qui ne parviennent pas à penser s'ils "ne compulsent pas". Seule la goutte de citron à le pouvoir de réveiller l'huître.
D'où le rayonnement de ces gens qui posent sur le monde une vue libérée de toute référence. 


En Russie, pour signifier qu'on s'en fout, on dit "mnie po figou". Et on appelle "pofigisme" l'accueil résigné de toute chose. Les Russes se vantent d'opposer leur pofigisme intérieur aux convulsions de l'Histoire, aux soubresauts du climat, à la vilenie de leurs chefs. Le pofigisme n'emprunte ni à la résignation des stoïciens ni au détachement des bouddhistes. Il n'ambitionne pas de mener l'homme à la vertu sénéquienne ni de dispenser des mérites karmiques. Les Russes demandent simplement qu'on les laisse vider une bouteille aujourd'hui parce que demain sera pire qu'hier. Le pofigisme est un état de passivité intérieure corrigé par une force vitale. Le profond mépris envers toute espérance n'empêche pas le pofigiste de rafler le plus de saveurs possibles à la journée qui passe. Le soir constitue son horizon limite. 


Je me souviens de mes interventions dans les quartiers sensibles (adjectif dont on affuble les endroits où règne un certain parfum de brutalité).  Les petits gamins étaient très énergiques et me faisaient le plaisir de s'intéresser à ce que je racontais mais se moquaient de mon accoutrement, raillaient ma manière de parler. Je retenais de ces rencontres qu'ils accordaient un prix immense à la reconnaissance vestimentaire, cultivaient l'esprit de quartier et le conformisme comportemental, aimaient les objets coûteux, développaient un soucis maladif de l'apparence, croyaient à la loi des forts, ne nourrissaient pas beaucoup de curiosité pour l'autre et possédaient leurs codes de langage : les signes distinctifs de l'esprit bourgeois.