Sunday, October 14, 2012

Dans le cimetière de ***

La foule des vivants rit et suit sa folie, 
Tantôt pour son plaisir, tantôt pour son tourment ; 
Mais par les morts muets, par les morts qu'on oublie, 
Moi, rêveur, je me sens regardé fixement. 

Ils savent que je suis l'homme des solitudes, 
Le promeneur pensif sous les arbres épais, 
L'esprit qui trouve, ayant ses douleurs pour études, 
Au seuil de tout le trouble, au fond de tout la paix ! 

Ils savent l'attitude attentive et penchée 
Que j'ai parmi les buis, les fosses et les croix ; 
Ils m'entendent marcher sur la feuille séchée ; 
Ils m'ont vu contempler des ombres dans les bois, 

Ils comprennent ma voix sur le monde épanchée, 
Mieux que vous, ô vivants bruyants et querelleurs ! 
Les hymnes de la lyre en mon âme cachée, 
Pour vous ce sont des chants, pour eux ce sont des pleurs. 

Moi, c'est là que je vis ! - cueillant les roses blanches, 
Consolant les tombeaux délaissés trop longtemps, 
Je passe et je reviens, je dérange les branches, 
Je fait du bruit dans l'herbe, et les morts sont contents. 

Là je rêve ! et, rôdant dans le champ léthargique, 
Je vois, avec des yeux dans ma pensée ouverts, 
Se transformer mon âme en un monde magique, 
Miroir mystérieux du visible univers. 

Regardant sans les voir de vagues scarabées, 
Des rameaux indistincts, des formes, des couleurs, 
Là, j'ai dans l'ombre, assis sur des pierres tombées, 
Des éblouissements de rayons et de fleurs. 

Là, le songe idéal qui remplit ma paupière 
Flotte, lumineux voile, entre la terre et nous ; 
Là, mes doutes ingrats se fondent en prière ; 
Je commence debout et j'achève à genoux. 

Comme au creux du rocher vole l'humble colombe, 
Cherchant la goutte d'eau qui tombe avant le jour, 
Mon esprit altéré, dans l'ombre de la tombe, 
Va boire un peu de foi, d'espérance et d'amour !
 
Victor HUGO, Les Rayons et les Ombres 

A Mademoiselle Fanny de P.

Ô vous que votre âge défend, 
Riez ! tout vous caresse encore. 
Jouez ! chantez ! soyez l'enfant ! 
Soyez la fleur ; soyez l'aurore ! 

Quant au destin, n'y songez pas. 
Le ciel est noir, la vie est sombre. 
Hélas ! que fait l'homme ici-bas ? 
Un peu de bruit dans beaucoup d'ombre. 

Le sort est dur, nous le voyons, 
Enfant ! souvent l'oeil plein de charmes 
Qui jette le plus de rayons 
Répand aussi le plus de larmes. 

Vous que rien ne vient éprouver, 
Vous avez tout, joie et délire, 
L'innocence qui fait rêver, 
L'ignorance qui fait sourire. 

Vous avez, lys sauvé des vents, 
Coeur occupé d'humbles chimères, 
Ce calme bonheur des enfants, 
Pur reflet du bonheur des mères. 

Votre candeur vous embellit. 
Je préfère à toute autre flamme 
Votre prunelle que remplit 
La clarté qui sort de votre âme. 

Pour vous ni soucis ni douleurs, 
La famille vous idolâtre. 
L'été, vous courez dans les fleurs ; 
L'hiver, vous jouez près de l'âtre. 

La poésie, esprit des cieux, 
Près de vous, enfant, s'est posée ; 
Votre mère l'a dans ses yeux, 
Votre père dans sa pensée. 

Profitez de ce temps si doux ! 
Vivez ! - La joie est vite absente ; 
Et les plus sombres d'entre nous 
Ont eu leur aube éblouissante. 

Comme on prie avant de partir, 
Laissez-moi vous bénir, jeune âme, - 
Ange qui serez un martyr ! 
Enfant qui serez une femme !
 
Victor HUGO, Les Rayons et le Ombres 

Le monde et le siècle

Que faites-vous, Seigneur ? à quoi sert votre ouvrage ? 
À quoi bon l'eau du fleuve et l'éclair de l'orage ? 
Les prés ? les ruisseaux purs qui lavent le gazon ? 
Et, sur les coteaux verts dont s'emplit l'horizon, 
Les immenses troupeaux aux fécondes haleines 
Que l'aboiement des chiens chasse à travers les plaines ? 
Pourquoi, dans ce doux mois où l'air semble attiédi, 
Quand un calice s'ouvre aux souffles de midi, 
Y plonger, ô Seigneur, l'abeille butinante, 
Et changer toute fleur en cloche bourdonnante ? 
Pourquoi le brouillard d'or qui monte des hameaux ? 
Pourquoi l'ombre et la paix qui tombent des rameaux ? 
Pourquoi le lac d'azur semé de molles îles ? 
Pourquoi les bois profonds, les grottes, les asiles ? 
À quoi bon, chaque soir, quand luit l'été vermeil, 
Comme un charbon ardent déposant le soleil 
Au milieu des vapeurs par les vents remuées, 
Allumer au couchant un brasier de nuées ? 
Pourquoi rougir la vigne et jeter aux vieux murs 
Le rayon qui revient gonfler les raisins mûrs ? 
À quoi bon incliner sur ses axes mobiles 
Ce globe monstrueux avec toutes ses villes, 
Et ses monts et ses mers qui flottent alentour, 
À quoi bon, ô Seigneur, l'incliner tour à tour, 
Pour que l'ombre l'éteigne ou que le jour le dore, 
Tantôt vers la nuit sombre et tantôt vers l'aurore ? 
À quoi vous sert le flot, le nuage, le bruit 
Qu'en secret dans la fleur fait le germe du fruit ? 
À quoi bon féconder les éthers et les ondes, 
Faire à tous les soleils des ceintures de mondes, 
Peupler d'astres errants l'arche énorme des cieux, 
Seigneur ! et sur nos fronts, d'où rayonnent nos yeux, 
Entasser en tous sens des millions de lieues 
Et du vague infini poser les plaines bleues ? 
Pourquoi sur les hauteurs et dans les profondeurs 
Cet amas effrayant d'ombres et de splendeurs ? 
À quoi bon parfumer, chauffer, nourrir et luire, 
Tout aimer, et, Dieu bon ! incessamment traduire, 
Pour l'oeil intérieur comme pour l'oeil charnel, 
L'éternelle pensée en spectacle éternel ? 
Si c'est pour qu'en ce siècle où la loi tombe en cendre 
L'homme passe sans voir, sans croire, sans comprendre, 
Sans rien chercher dans l'ombre, et sans lever les yeux 
Vers les conseils divins qui flottent dans les cieux, 
Sous la forme sacrée ou sous l'éclatant voile 
Tantôt d'une nuée et tantôt d'une étoile ! 
Si c'est pour que ce temps fasse, en son morne ennui, 
De l'opprimé d'hier l'oppresseur d'aujourd'hui ; 
Pour que l'on s'entre-déchire à propos de cent rêves ; 
Pour que le peuple, foule où dorment tant de sèves, 
Aussi bien que les rois, - grave et haute leçon ! - 
Ait la brutalité pour dernière raison, 
Et réponde, troupeau qu'on tue ou qui lapide, 
À l'aveugle boulet par le pavé stupide ! 
Si c'est pour que l'émeute ébranle la cité ! 
Pour que tout soit tyran, même la liberté ! 
Si c'est pour que l'honneur des anciens gentilshommes, 
Aux projets des partis s'attelle tristement ; 
Si c'est pour qu'à sa haine on ajoute un serment 
Comme à son vieux poignard on remet une lame ; 
Si c'est pour que le prince, homme né d'une femme, 
Né pour briller bien vite et pour vivre bien peu, 
S'imagine être roi comme vous êtes Dieu ! 
Si c'est pour que la joie aux justes soit ravie ; 
Pour que l'iniquité règne, pour que l'envie, 
Emplissant tant de fronts de brasiers dévorants, 
Fasse petits des coeurs que l'amour ferait grands ! 
Si c'est pour que le prêtre, infirme et triste apôtre, 
Marche avec ses deux yeux, ouvrant l'un fermant l'autre, 
Insulte à la nature au nom du verbe écrit, 
Et ne comprenne pas qu'ici tout est l'esprit, 
Que Dieu met comme en nous son souffle dans l'argile, 
Et que l'arbre et la fleur commentent l'Évangile ! 
Si c'est pour que personne enfin, grand ou petit, 
Pas même le vieillard que l'âge appesantit, 
Personne, du tombeau sondant les avenues, 
N'ait l'austère souci des choses inconnues, 
Et que, pareil au boeuf par l'instinct assoupi, 
Chacun trace un sillon sans songer à l'épi ! 
Car l'humanité, morne et manquant de prophètes, 
Perd l'admiration des oeuvres que vous faites ; 
L'homme ne sent plus luire en son coeur triomphant 
Ni l'aube, ni le lys, ni l'ange, ni l'enfant, 
Ni l'âme, ce rayon fait de lumière pure, 
Ni la création, cette immense figure ! 

De là vient que souvent je rêve et que je dis : 
-- Est-ce que nous serions condamnés et maudits ? 
Est-ce que ces vivants, chétivement prospères, 
Seraient déshérités du souffle de leurs pères ? 
Ô Dieu ! considérez les hommes de ce temps, 
Aveugles, loin de vous sous tant d'ombre flottants. 
Éteignez vos soleils, ou rallumez leur flamme ! 
Reprenez votre monde, ou donnez-leur une âme !
 
Victor HUGO, Les Rayons et les Ombres 
Comme dans les étangs assoupis sous les bois, 
Dans plus d'une âme on voit deux choses à la fois, 
Le ciel, qui teint les eaux à peine remuées 
Avec tous ses rayons et toutes ses nuées, 
Et la vase, - fond morne, affreux, sombre et dormant, 
Où des reptiles noirs fourmillent vaguement.
 
Victor HuGO, Les Rayons et les Ombres