Saturday, May 31, 2014

(...) Et maintenant, Monsieur le Docteur, que vous voilà bien au fait de ce qui en moi peut être atteint (et guéri par les drogues), du point litigieux de ma vie, j'espère que vous saurez me donner la quantité de liquides subtils, d'agents spécieux, de morphine mentale, capable d'exhausser mon abaissement, d'équilibrer ce qui tombe, de réunir ce qui est séparé, de recomposer ce qui est détruit.(...)

ANtonin Arthaud, L'Ombilic des Limbes

Sunday, May 04, 2014

Imaginez ! ARTE - Espérance de vie

Imaginez un vieux monsieur qui meurt à l'âge de cent ans, et qui avant de mourir s'aventure imprudemment à faire le décompte, à retrancher tous les moments qu'il a perdu, au fond. Et qui faisant ce décompte périlleux découvre, à l'instant de mourir, que malgré ses cent ans il meure prématurément.
L'augmentation de l'espérance de vie n'est pas un progrès, c'est une performance. Et une performance qui ne change rien à l'affaire. Parce qu'on ne meurt pas moins, ni mieux. Quand on meurt plus tard, chaque anniversaire n'est pas une année de plus mais une année de moins. Alors combien d'années de moins voulez-vous en plus ?
Sur toutes les télés du monde on voit des reportage sur des centenaires vigoureux. "A 102 ans, Robert ne dédaigne pas de mettre lui-même le couvert..." SUPER ! Ca vous fait une belle jambe. Ca lui fait une belle jambe... Autant dire de Mathusalem qu'à 478 ans il ne paraissait que 316... Ca n'est pas tant aimer la vie que de regretter qu'elle s'achève. C'est au contraire détester son caractère provisoire que de lui demander un sursis. En un sens on peut dire que la mort est toujours jeune, puisque chaque homme est le premier à mourir. Et la vraie question n'est pas de savoir comment ne pas mourir, mais de savoir comment ne pas mourir avant d'avoir vécu.


Thursday, May 01, 2014

La neige...

La neige, eau éclatée, sable de gel, sel non pas de la terre, mais du ciel, sel non salé, au goût de silex, à la texture de gemme pilée, au parfum de froidure, pigment du blanc, seule couleur qui tombe des nuages.
La neige qui amortit tout - les bruits, les chutes, le temps - pour mieux mettre en valeur les choses éternelles et immuables comme le sang, la lumière, les illusions.
La neige, premier papier de l'Histoire, sur lequel furent écrites tant de traces de pas, tant de poursuites sans merci, la neige qui fut donc le premier genre littéraire, immense livre à fleur de terre où il n'était question que de pistes de chasse ou de l'itinéraire de son ennemi, sorte d'épopée géographique qui donnait au moindre signe une valeur d'énigme - ce pied-là était-il celui de son frère ou du meurtrier de son frère ?
De ce bouquin kilométrique et inachevé, qui pourrait s'intituler Le Plus Vaste Livre du monde, il ne nous est resté aucun fragment - c'est le contraire de la bibliothèque d'Alexandrie : tous les textes ont fondu. Mais il a dû nous en demeurer une lointaine réminiscence qui resurgit à chaque nouvelle neige, sorte d'angoisse de la page blanche qui donne une terrible envie de fouler les espaces encore vierges, et instinct d'exégète dès que l'on croise la trace d'un autre.

Amélie Nothomb, Le Sabotage Amoureux, 1993