Saturday, September 27, 2014

Promenez-vous

Les gens légers, bornés,  les esprits présomptueux et enthousiastes veulent en toute chose une conclusion ; ils cherchent le but de la vie et la dimension de l'infini. Ils prennent dans leur pauvre petite main une poignée de sable et ils disent à l'océan : "Je vais compter les grains de tes rivages". Mais comme les grains leur coulent entre les doigts et que le calcul est long, ils trépignent et ils pleurent. Savez-vous ce qu'il faut faire sur la grève ? Il faut s'agenouiller ou se promener. Promenez-vous.

Gustave Flaubert, lettre à mademoiselle Leroyer de Chantepie (1857)

Intelligence...

Dans cette tribu, il y a une petite aveugle, un garçon boiteux, un autre maladroot et distrait... Alors,  ils restent au campement toute la journée, et comme ils n'ont rien à faire et que les jeux vidéos n'ont pas encore été inventés, ils sont bien obligés de réfléchir et de laisser vagabonder leurs pensées. Et ils passent leur temps à penser, à essayer de décrypter le monde, à imaginer des histoires et des inventions. C'est comme ça qu'est née la civilisation : parce que les gosses imparfaits n'avaient rien d'autre à faire.  Si la nature nestropiait personne, si le moule était à chaque fois sans faille, l'humanité serait restée une espèce de proto-hominidés, heureuse, sans aucune pensée de progrès, vivant très bien sans Prozac, sans capotes ni lecteur de DVD dolby digital.

Martin Page, Comment je suis devenu stupide (roman)

Sunday, June 29, 2014

Changer de forme...

Tous les êtres circulent les uns dans les autres. Tout est en un flux perpétuel. Tout animal est plus ou moins homme, tout mineral est plus ou moins plante, toute plante est plus ou moins animal. Il n'y a qu'un seul.individu, c'est le tout. Naître, vivre et passer, c'est changer de forme.

Denis Diderot

Le passé s'eclaire...

Ce qu'il y a d'intéressant dans le roman du monde, c'est qu'il faut du temps pour que l'énigme se résolve. La découverte du passé est réservée à l'avenir. Les hommes, par la pensée, font en sens inverse le chemin suivi par l'histoire. Plus le monde vieillit, plus il en apprend sur sa jeunesse. Les hommes, à leurs débuts, ne savaient rien sur l'origine des choses. Ils en savent de plus en plus grâce au temps qui se déroule. Le passé s'éclaire à mesure qu'il s'éloigne. Ce n'est qu'à l'extrême fin du monde qu'une partie au moins de ses debut obscurs pourront être révélés.

Jean d'Ormesson, C'est une chose étrange à la fin que le monde

Tuesday, June 24, 2014

La faim du tigre - extraits

(...) L'homme-outil-machine n'est sans doute pas, en soi, une faute ou une erreur, un crime contre le vivant. Son erreur et son crime, c'est d'utiliser ses mains, ses outils, son intelligence en dehors de sa fonction, pour le seul développement matériel mathématique de l'espèce, sans harmonie ni équilibre de celle-ci en elle-même ni avec les autres parties du monde vivant. C'est la caractéristique même de la prolifération cancéreuse. (...)

(...) Chaque morceau de l'humanité dispersée, chaque peuple et chaque nation, on peut même dire chaque homme, se mit à parler son propre langage et à ne plus rien entendre à celui du voisin. La langue première, celle qui signifiait la Vérité, fut oubliée. Le Verbe, qui était désignation, ne fut plus qu'excrétion.(...)

(...) Le rôle de toute religion est de faire comprendre à l'homme ce qu'est la création, quelle place il y occupe et quel rôle il y joue. Et jamais, jamais, jamais, de lui dire "Ne cherchez pas à comprendre".
Le rôle de toute religion est d'établir entre l'homme et le reste du monde des rapports exacts. Et jamais, jamais, jamais, de dresser entre le monde et l'homme des remparts de fumée et des murs d'illusions.
Le rôle du prêtre est de prendre le fidèle par la main et de le conduire, par le chemin du rite, vers la vérité.
L'initiation à tous les mystères, la clé qu'on donnait au néophyte, c'était l'explication qui lui permettait de comprendre. La sublime clarté dont parlent les mystiques, c'est celle de la compréhension. Tout leur est clair. Mais ne peuvent dponner la clef ceux qui l'ont perdue, ne peuvent montrer le chemin ceux qui ne savent plus que le chemin existe. Ne peuvent rien expliquer ceux qui ne savent plus rien. (...)

Le suicide des bobacs...

Barjavel, La Faim du Tigre

Saturday, May 31, 2014

(...) Et maintenant, Monsieur le Docteur, que vous voilà bien au fait de ce qui en moi peut être atteint (et guéri par les drogues), du point litigieux de ma vie, j'espère que vous saurez me donner la quantité de liquides subtils, d'agents spécieux, de morphine mentale, capable d'exhausser mon abaissement, d'équilibrer ce qui tombe, de réunir ce qui est séparé, de recomposer ce qui est détruit.(...)

ANtonin Arthaud, L'Ombilic des Limbes

Sunday, May 04, 2014

Imaginez ! ARTE - Espérance de vie

Imaginez un vieux monsieur qui meurt à l'âge de cent ans, et qui avant de mourir s'aventure imprudemment à faire le décompte, à retrancher tous les moments qu'il a perdu, au fond. Et qui faisant ce décompte périlleux découvre, à l'instant de mourir, que malgré ses cent ans il meure prématurément.
L'augmentation de l'espérance de vie n'est pas un progrès, c'est une performance. Et une performance qui ne change rien à l'affaire. Parce qu'on ne meurt pas moins, ni mieux. Quand on meurt plus tard, chaque anniversaire n'est pas une année de plus mais une année de moins. Alors combien d'années de moins voulez-vous en plus ?
Sur toutes les télés du monde on voit des reportage sur des centenaires vigoureux. "A 102 ans, Robert ne dédaigne pas de mettre lui-même le couvert..." SUPER ! Ca vous fait une belle jambe. Ca lui fait une belle jambe... Autant dire de Mathusalem qu'à 478 ans il ne paraissait que 316... Ca n'est pas tant aimer la vie que de regretter qu'elle s'achève. C'est au contraire détester son caractère provisoire que de lui demander un sursis. En un sens on peut dire que la mort est toujours jeune, puisque chaque homme est le premier à mourir. Et la vraie question n'est pas de savoir comment ne pas mourir, mais de savoir comment ne pas mourir avant d'avoir vécu.


Thursday, May 01, 2014

La neige...

La neige, eau éclatée, sable de gel, sel non pas de la terre, mais du ciel, sel non salé, au goût de silex, à la texture de gemme pilée, au parfum de froidure, pigment du blanc, seule couleur qui tombe des nuages.
La neige qui amortit tout - les bruits, les chutes, le temps - pour mieux mettre en valeur les choses éternelles et immuables comme le sang, la lumière, les illusions.
La neige, premier papier de l'Histoire, sur lequel furent écrites tant de traces de pas, tant de poursuites sans merci, la neige qui fut donc le premier genre littéraire, immense livre à fleur de terre où il n'était question que de pistes de chasse ou de l'itinéraire de son ennemi, sorte d'épopée géographique qui donnait au moindre signe une valeur d'énigme - ce pied-là était-il celui de son frère ou du meurtrier de son frère ?
De ce bouquin kilométrique et inachevé, qui pourrait s'intituler Le Plus Vaste Livre du monde, il ne nous est resté aucun fragment - c'est le contraire de la bibliothèque d'Alexandrie : tous les textes ont fondu. Mais il a dû nous en demeurer une lointaine réminiscence qui resurgit à chaque nouvelle neige, sorte d'angoisse de la page blanche qui donne une terrible envie de fouler les espaces encore vierges, et instinct d'exégète dès que l'on croise la trace d'un autre.

Amélie Nothomb, Le Sabotage Amoureux, 1993

Tuesday, March 18, 2014

Anachorète que je dois être
Pour enfin me sentir léger
Armé de l'espoir et de guêtres
Parcourant les monts enneigés

Il en faudra du temps pour vivre
Et aimer celui que je suis
Les pacotilles dont je m'enivre
M'ont fait tomber au fond du puis

Que l'on m'apporte l'expérience
Et son modus operandi
Que l'on éradique la souffrance
Si peu artiste et tant maudit

Ravive en moi, toi qui me vois
Le peu de candeur qu'il me reste
Et dis-moi qu'il était une fois
Une douleur partie d'un seul geste

Friday, January 03, 2014

Non !

Je vomissais chaque jour ma rencontre brutale avec l'insoutenable réalité, ma rage d'être impuissant, cette colère qui ne m'a plus jamais quitté ; et puis, soudain, j'ai dis non, à la dictature de l'irrévocable, non à ce qui paraît inéluctable, non au déclin de mes passions, non aux frustrations que la vie nous inflige, non à la fuite de notre énergie, non à tous les panneaux de sens interdit, non à mes propres trouilles, non à une destinée trop réglée, non aux névroses des autres, non aux facilités du prêt-à-penser, non à l'enfermement dans un personnage unique et prévisible, non aux jeux des vanités de la reconnaissance sociale, non à l'empaillement prématuré, non à la mort, non ! Non et encore non ! Cet instinct de rébellion désespéré et joyeux m'est devenu une colonne vertébrale, pour ne pas m'effondrer.

Alexandre Jardin, Le Zubial