Thursday, January 12, 2023

Extraits de Le Garçon, de Marcus Malte

 Quel livre ! Quelle écriture, quel sens de la formule et des images, quelle poésie, quel talent de raconteur d'histoires !


Tout homme laisse un jour derrière lui son enfance. Il ne la retrouvera pas. Seuls quelques très vieux ou très fous bénéficient parfois de cette seconde chance. Les autres quand ils quittent ce monde qu'ont-ils de si précieux à emporter ?

§

Et tout à l'avenant. Ils avaient sous leurs yeux l'oeuvre de Dieu, ou l'oeuvre de la Nature, l'oeuvre du grand Hasard, et ils l'ont réduite à des formules mathématiques. Qui avait besoin de savoir ? Le magicien ne dévoile pas ses tours. Vois-tu, mon garçon, le soleil n'est pas le soleil, les nuages ne sont pas des nuages, l'arc-en-ciel n'est pas un arc-en-ciel. Ce ne sont que des combinaisons chimiques. Ne ris pas, ce n'est pas drôle. L'air que tu respires est une combinaison. Tu es une combinaison. C'est à peine si quelques trous noirs réfugiés dans les galaxies les plus reculées échappent encore à leurs équations. Ils finiront pas les avoir. Demain l'immémorial cosmogonie sera tout entière contenue entre les pages d'une éphéméride. 

§

Ce n'est pas une corvée, c'est un privilège. Peut-être le moment entre tous qu'il préfère. Il dételle, il déharnache, il brosse, il étrille, il cure, il abreuve et nourrit. C'est un bonheur pour lui que d'enfouir sa figure dans l'encolure de l'animal et de respirer son odeur. C'est un bonheur pour Brabek que d'être témoin de ce bonheur.

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Il y avait dans cette démesure une bonne part de souffrance et de douleur et il y avait une part à peu près égale d'orgueil et de fierté. Mais avec le temps, dit-il, force est de constater que la première s'étend et la seconde s'amenuise. Qui sait pourquoi ? Qui peut nommer avec précision les causes du désastre ? Il dit qu'il a aujourd'hui l'impression que ses os vont transpercer sa peau. Qu'il doit porter dix fois son poids à chaque foulée. Quel le ciel prend de la hauteur tandis que lui rapetisse, et que ces deux prémisses une fois énoncées il n'est pas sorcier d'en déduire que la lune est de plus en plus difficile à décrocher. C'est mathématique, fiston. 

§

Regarde, fiston, parce qu'un jour tu ne verras plus. Ecoute, parce que tu n'entendras plus. Sens, touche, goûte, étreins, respire. Qu'au moins tu puisses affirmer, le moment venu, que cette vie qu'on te retire, tu l'as vécue.

§

C'est un temps où le garçon commence à entrevoir de quoi pourrait bien être, hélas, constituée l'existence : nombre de ravages et quelques ravissements. 

§

Et la nuit n'y coupait pas. Les nuits. Une et plurielle. Passé le seuil de l'obscurité ils se retrouvaient encore. Se rejoignaient. Chacun couché dans sa chambre, dans son lit, seul, ils ne se quittaient pas. Les songes sont poreux. Ils fermaient les yeux et c'était pire. La proie sitôt lâchée, l'ombre venait. L'ombre ? Dieu qu'elle était claire pourtant, lumineuse, et de chair, de chair, la succube ou l'incube, selon, qui les visitait. Tendres les griffes du mâle sillonnant les arpents entiers de la jeune femme, ses collines, ses vallées. Tendre et foisonnant la toison de la femelle dans laquelle le garçon se roulait, se vautrait, et dont l'odeur entêtante l'énivrait. Tout cela et davantage. Derrière la tenture de leurs paupières, dans l'enclave du rêve, sous couvert du secret, elle lui disait ce qu'elle ne pouvait lui dire, il lui faisait ce qu'il ne pouvait lui faire. N'était-ce vraiment qu'illusion ? Chimère ? Car les effets étaient bien réels. Les nerfs, les muscles tendus dans le sommeil. Et les brusques contractions du ventre. Et les élancements au creux des reins. Les convulsions. Et la torpeur qui s'ensuivait.
Le matin les trouvait épuisés, le corps rompu et moite, l'esprit confus, tandis que sur les draps froissés s'étalaient les preuves d'une fiévreuse empoignade, d'un suave calvaire. 

§

Il a peur du noir. La bougie qu'elle laisse allumée sur la table de chevet n'y change rien. Le noir est à l'intérieur. Il est profond.

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