samedi, novembre 02, 2024

Extrait de L'épuisement, de Christian Bobin

Je crois que l'enfance est pour beaucoup dans ces refus dont nous ressentons la nécessite sans savoir les justifier. Je crois qu'il n'y a qu'elle à écouter.

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 Il m'arrive de demander un avis, pour décider du chemin de telle ou telle phrase ou pour une conduite à tenir dans telle ou telle affaire. Je ne le demande que pour me donner le temps de rejoindre ce qui s'est, au profond de moi, choisi : je ne suis en fait aucun conseil - comme un enfant insupportable de 3 ans. 

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Je crois que c'est ça, un artiste. Je crois que c'est quelqu'un qui a son corps ici et son âme là-bas, et qui cherche à remplir l'espace entre les deux en y jetant de la peinture, de l'encre ou même du silence. Dans ce sens, artistes nous le sommes tous, exerçant le même art de vivre avec plus ou moins de talent, je précise : avec plus ou moins d'amour.

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Vous achetez beaucoup de livres. Vous ne les finissez pas tous. C'est une infirmité chez vous, une maladie chronique, celle de ne pas finir une lecture, une conversation, un amour. Ce n'est pas nécessairement l'effet d'une négligence ou d'un ennui. C'est que parfois, pour une lecture, pour un entretien ou un amour, la fin arrive avant la fin. Et c'est quoi, la fin d'un livre. C'est quand vous avez trouvé la nourriture qu'il vous fallait, à ce jour, à cette heure, à cette page. Il y a mille façons de lire un livre. La mille et unième est de le tenir entre les mains et de regarder son titre, seulement son titre. 

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S'il y a un lien entre l'artiste et le reste de l'humanité, et je crois crois qu'il y a un lien, et je crois que rien de vivant ne peut être créé sans une conscience obscure de ce lien là, ce ne peut être qu'un lien d'amour et de révolte. C'est dans la mesure où il s'oppose à l'organisation marchande de la vie que l'artiste rejoint ceux qui doivent s'y soumettre : il est comme celui à qui ion demande de garder la maison, le temps de notre absence. Son travail est de ne pas travailler et de veiller sur la part enfantine de notre vie qui ne peut jamais rentrer dans rien d'utilitaire. 

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La poésie m'a longtemps ennuyé jusqu'à ce que je comprenne que je n'aimais qu'elle seule, sans trop savoir ce qu'elle était. 

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(en parlant des oiseaux)

Je fais comme eux : quand la vie tourne au froid je vais chercher dans les livres des poètes de quoi poursuivre mon vol. Ce ne sont pas les poètes qui compte - c'est le vol. 

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[...] tout écrivain cultive cet art de la conversation parallèle. Les mots qu'il écrit ne sont là que pour donner le temps à d'autres mots de se faire entendre. Il y a toujours deux livres dans un vrai livre. Le premier seulement est écrit. C'est le second qui est lu, c'est dans le livre du dessous que le lecteur reconnaît ce qui, de l'auteur ou de lui, témoigne de l'appartenance à une même communauté silencieuse. 

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L'enfant de deux ou trois ans ne veut exercer aucun métier. Il ne sait pas ce que c'est, un métier. Il ne veut profondément, foncièrement, qu'être rien, c'est-à-dire tout. Être là dans la cuisine, salir la nappe de plastique avec des morceaux d'aliments, et être en même temps, avec la même intensité, dans la mouche qui danse contre la fenêtre, dans le ciel qui coule au dehors, et dans la forêt bénie des fées, cette forêt dont les loups ne trouvent jamais l'entrée, cette forêt de l'amour dont le monde est chassé, banni. 

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Lire c'est faire l'épreuve de soi dans la parole d'un autre, faire venir de l'encre par voie de sang jusqu'au fond de l'âme et que cette âme en soit imprégnée, manger ce qu'on lit, le transformer en soi et se transformer en lui. 

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Si on ne vit plus que dans la culture on devient très vite analphabète : il y a un temps où, dans les milieux culturels, les oeuvres ne sont plus méditées, aimées, mangées, un temps où on ne mange plus que le nom des auteurs, leur nom seulement, pou s'en glorifier ou pour le salir. La culture quand elle est à ce point privée d'intelligence est une maladie de l'accumulation, une chose inconsommable que l'on ne sait plus que consommer.

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