samedi, novembre 16, 2024

Extraits de Serres chaudes, de Maurice Maeterlinck

CHASSES LASSES

Mon âme est malade aujourd’hui,
Mon âme est malade d’absences,
Mon âme a le mal des silences,
Et mes yeux l’éclairent d’ennui.

J’entrevois d’immobiles chasses,
Sous les fouets bleus des souvenirs,
Et les chiens secrets des désirs,
Passent le long des pistes lasses.

À travers de tièdes forêts,
Je vois les meutes de mes songes,
Et vers les cerfs blancs des mensonges,
Les jaunes flèches des regrets.

Mon Dieu, mes désirs hors d’haleine,
Les tièdes désirs de mes yeux,
Ont voilé de souffles trop bleus
La lune dont mon âme est pleine.

~~~

HEURES TERNES

Voici d’anciens désirs qui passent,
Encor des songes de lassés,
Encor des rêves qui se lassent ;
Voilà les jours d’espoir passés !

En qui faut-il fuir aujourd’hui !
Il n’y a plus d’étoile aucune :
Mais de la [glace]1 sur l’ennui
Et des linges bleus sous la lune.

Encor des sanglots pris au piège !
Voyez les malades sans feu,
Et les agneaux brouter la neige ;
Ayez pitié de tout, mon Dieu !

Moi, j’attends un peu de réveil,
Moi, j’attends que le sommeil passe,
Moi, j’attends un peu de soleil
Sur mes mains que la lune glace. 

~~~

ÂME DE NUIT

Mon âme en est triste à la fin ;
Elle est triste enfin d’être lasse,
Elle est lasse enfin d’être en vain,
Elle est triste et lasse à la fin
Et j’attends vos mains sur ma face.
 
J’attends vos doigts purs sur ma face,
Pareils à des anges de glace,
J’attends qu’ils m’apportent l’anneau ;
J’attends leur fraîcheur sur ma face,
Comme un trésor au fond de l’eau.
 
Et j’attends enfin leurs remèdes,
Pour ne pas mourir au soleil,
Mourir sans espoir au soleil !
J’attends qu’ils lavent mes yeux tièdes
Où tant de pauvres ont sommeil !
 
Où tant de cygnes sur la mer,
De cygnes errants sur la mer,
Tendent en vain leur col morose !
Où, le long des jardins d’hiver,
Des malades cueillent des roses !
 
J’attends vos doigts purs sur ma face,
Pareils à des anges de glace,
J’attends qu’ils mouillent mes regards,
L’herbe morte de mes regards,
Où tant d’agneaux las sont épars !

Extraits de Premières Poésies & Poésies Nouvelles, d'Alfred de Musset

 Je suis jeune; j'arrive. A moitié de ma route,
Déjà las de marcher, je me suis retourné.
La science de l'homme est le mépris sans doute ;
C'est un droit de vieillard qui ne m'est pas donné.
Mais qu'en dois-je penser ? Il n'existe qu'un être
Que je puisse en entier et constamment connaître
Sur qui mon jugement puisse au moins faire foi,
Un seul !... Je le méprise. - Et cet être, c'est moi.

Qu'ai-je fait ? qu'ai-je appris ? - Le temps est si rapide !
L'enfant marche joyeux, sans songer au chemin ;
Il le croit infini, n'en voyant pas la fin.
Tout à coup il rencontre une source limpide,
Il s'arrête, il se penche, il y voit un vieillard.
Que me dirai-je alors ? Quand j'aurai fait mes peines,
Quand on m'entendra dire : Hélas ! il est trop tard ;
Quand ce sang, qui bouillonne aujourd'hui dans mes veines

Et s'irrite en criant contre un lâche repos,
S'arrêtera, glacé jusqu'au fond de mes os...
O vieillesse ! à quoi donc sert ton expérience ?
Que te sert, spectre vain, de te courber d'avance
Vers le commun tombeau des hommes, si la mort
Se tait en y rentrant, lorsque la vie en sort ?
N'existait-il donc pas à cette loterie
Un joueur par le sort assez bien abattu
Pour que, me rencontrant sur le seuil de la vie,
Il me dît en sortant : N'entrez pas, j'ai perdu !~~~

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A MADEMOISELLE ***

Oui, femmes, quoi qu'on puisse dire
Vous avez le fatal pouvoir
De nous jeter par un sourire
Dans l'ivresse ou le désespoir.

Oui, deux mots, le silence même
Un regard distrait ou moqueur
Peuvent donner à qui vous aime
Un coup de poignard dans le coeur.

Oui, votre orgueil doit être immense,
Car, grâce à notre lâcheté,
Rien n'égale votre puissance,
Sinon votre fragilité.

Mais toute puissance sur terre
Meurt quand l'abus en est trop grand,
Et qui sait souffrir et se taire
S'éloigne de vous en pleurant.

Quel que soit le mal qu'il endure,
Son triste rôle est le plus beau.
J'aime encore mieux notre torture
Que votre métier de bourreau

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TRISTESSE

J'ai perdu ma force et ma vie,
Et mes amis et ma gaieté ; 
J'ai perdu jusqu'à la fierté
Qui faisait croire à mon génie.

Quand j'ai connue la Vérité,
J'ai cru que c'était une amie ; 
Quand je l'ai comprise et sentie,
J'en étais déjà dégoûté.

Et pourtant elle est éternelle,
Et ceux qui se sont passés d'elle
Ici-bas on tout ignoré.

Dieu parle, il faut qu'on lui réponde.
Le seul bien qui me reste au monde
Est d'avoir quelques fois pleuré

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SOUVENIR

J'espérais bien pleurer, mais je croyais souffrir
En osant te revoir, place à jamais sacrée,
O la plus chère tombe et la plus ignorée
Où dorme un souvenir !

Que redoutiez-vous donc de cette solitude,
Et pourquoi, mes amis, me preniez-vous la main,
Alors qu'une si douce et si vieille habitude
Me montrait ce chemin ?

Les voilà, ces coteaux, ces bruyères fleuries,
Et ces pas argentins sur le sable muet,
Ces sentiers amoureux, remplis de causeries,
Où son bras m'enlaçait.

Les voilà, ces sapins à la sombre verdure,
Cette gorge profonde aux nonchalants détours,
Ces sauvages amis, dont l'antique murmure
A bercé mes beaux jours.

Les voilà, ces buissons où toute ma jeunesse,
Comme un essaim d'oiseaux, chante au bruit de mes pas.
Lieux charmants, beau désert où passa ma maîtresse,
Ne m'attendiez-vous pas ?

Ah ! laissez-les couler, elles me sont bien chères,
Ces larmes que soulève un coeur encor blessé !
Ne les essuyez pas, laissez sur mes paupières
Ce voile du passé !

Je ne viens point jeter un regret inutile
Dans l'écho de ces bois témoins de mon bonheur.
Fière est cette forêt dans sa beauté tranquille,
Et fier aussi mon coeur.

Que celui-là se livre à des plaintes amères,
Qui s'agenouille et prie au tombeau d'un ami.
Tout respire en ces lieux ; les fleurs des cimetières
Ne poussent point ici.

Voyez ! la lune monte à travers ces ombrages.
Ton regard tremble encor, belle reine des nuits ;
Mais du sombre horizon déjà tu te dégages,
Et tu t'épanouis.

Ainsi de cette terre, humide encor de pluie,
Sortent, sous tes rayons, tous les parfums du jour :
Aussi calme, aussi pur, de mon âme attendrie
Sort mon ancien amour.

Que sont-ils devenus, les chagrins de ma vie ?
Tout ce qui m'a fait vieux est bien loin maintenant ;
Et rien qu'en regardant cette vallée amie
Je redeviens enfant.

O puissance du temps ! ô légères années !
Vous emportez nos pleurs, nos cris et nos regrets ;
Mais la pitié vous prend, et sur nos fleurs fanées
Vous ne marchez jamais.

Tout mon coeur te bénit, bonté consolatrice !
Je n'aurais jamais cru que l'on pût tant souffrir
D'une telle blessure, et que sa cicatrice
Fût si douce à sentir.

Loin de moi les vains mots, les frivoles pensées,
Des vulgaires douleurs linceul accoutumé,
Que viennent étaler sur leurs amours passées
Ceux qui n'ont point aimé !

Dante, pourquoi dis-tu qu'il n'est pire misère
Qu'un souvenir heureux dans les jours de douleur ?
Quel chagrin t'a dicté cette parole amère,
Cette offense au malheur ?

En est-il donc moins vrai que la lumière existe,
Et faut-il l'oublier du moment qu'il fait nuit ?
Est-ce bien toi, grande âme immortellement triste,
Est-ce toi qui l'as dit ?

Non, par ce pur flambeau dont la splendeur m'éclaire,
Ce blasphème vanté ne vient pas de ton coeur.
Un souvenir heureux est peut-être sur terre
Plus vrai que le bonheur.

Eh quoi ! l'infortuné qui trouve une étincelle
Dans la cendre brûlante où dorment ses ennuis,
Qui saisit cette flamme et qui fixe sur elle
Ses regards éblouis ;

Dans ce passé perdu quand son âme se noie,
Sur ce miroir brisé lorsqu'il rêve en pleurant,
Tu lui dis qu'il se trompe, et que sa faible joie
N'est qu'un affreux tourment !

Et c'est à ta Françoise, à ton ange de gloire,
Que tu pouvais donner ces mots à prononcer,
Elle qui s'interrompt, pour conter son histoire,
D'un éternel baiser !

Qu'est-ce donc, juste Dieu, que la pensée humaine,
Et qui pourra jamais aimer la vérité,
S'il n'est joie ou douleur si juste et si certaine
Dont quelqu'un n'ait douté ?

Comment vivez-vous donc, étranges créatures ?
Vous riez, vous chantez, vous marchez à grands pas ;
Le ciel et sa beauté, le monde et ses souillures
Ne vous dérangent pas ;

Mais, lorsque par hasard le destin vous ramène
Vers quelque monument d'un amour oublié,
Ce caillou vous arrête, et cela vous fait peine
Qu'il vous heurte le pied.

Et vous criez alors que la vie est un songe ;
Vous vous tordez les bras comme en vous réveillant,
Et vous trouvez fâcheux qu'un si joyeux mensonge
Ne dure qu'un instant.

Malheureux ! cet instant où votre âme engourdie
A secoué les fers qu'elle traîne ici-bas,
Ce fugitif instant fut toute votre vie ;
Ne le regrettez pas !

Regrettez la torpeur qui vous cloue à la terre,
Vos agitations dans la fange et le sang,
Vos nuits sans espérance et vos jours sans lumière :
C'est là qu'est le néant !

Mais que vous revient-il de vos froides doctrines ?
Que demandent au ciel ces regrets inconstants
Que vous allez semant sur vos propres ruines,
A chaque pas du Temps ?

Oui, sans doute, tout meurt ; ce monde est un grand rêve,
Et le peu de bonheur qui nous vient en chemin,
Nous n'avons pas plus tôt ce roseau dans la main,
Que le vent nous l'enlève.

Oui, les premiers baisers, oui, les premiers serments
Que deux êtres mortels échangèrent sur terre,
Ce fut au pied d'un arbre effeuillé par les vents,
Sur un roc en poussière.

Ils prirent à témoin de leur joie éphémère
Un ciel toujours voilé qui change à tout moment,
Et des astres sans nom que leur propre lumière
Dévore incessamment.

Tout mourait autour d'eux, l'oiseau dans le feuillage,
La fleur entre leurs mains, l'insecte sous leurs pieds,
La source desséchée où vacillait l'image
De leurs traits oubliés ;

Et sur tous ces débris joignant leurs mains d'argile,
Etourdis des éclairs d'un instant de plaisir,
Ils croyaient échapper à cet être immobile
Qui regarde mourir !

Insensés ! dit le sage. Heureux dit le poète.
Et quels tristes amours as-tu donc dans le coeur,
Si le bruit du torrent te trouble et t'inquiète,
Si le vent te fait peur?

J'ai vu sous le soleil tomber bien d'autres choses
Que les feuilles des bois et l'écume des eaux,
Bien d'autres s'en aller que le parfum des roses
Et le chant des oiseaux.

Mes yeux ont contemplé des objets plus funèbres
Que Juliette morte au fond de son tombeau,
Plus affreux que le toast à l'ange des ténèbres
Porté par Roméo.

J'ai vu ma seule amie, à jamais la plus chère,
Devenue elle-même un sépulcre blanchi,
Une tombe vivante où flottait la poussière
De notre mort chéri,

De notre pauvre amour, que, dans la nuit profonde,
Nous avions sur nos coeurs si doucement bercé !
C'était plus qu'une vie, hélas ! c'était un monde
Qui s'était effacé !

Oui, jeune et belle encor, plus belle, osait-on dire,
Je l'ai vue, et ses yeux brillaient comme autrefois.
Ses lèvres s'entr'ouvraient, et c'était un sourire,
Et c'était une voix ;

Mais non plus cette voix, non plus ce doux langage,
Ces regards adorés dans les miens confondus ;
Mon coeur, encor plein d'elle, errait sur son visage,
Et ne la trouvait plus.

Et pourtant j'aurais pu marcher alors vers elle,
Entourer de mes bras ce sein vide et glacé,
Et j'aurais pu crier : " Qu'as-tu fait, infidèle,
Qu'as-tu fait du passé? "

Mais non : il me semblait qu'une femme inconnue
Avait pris par hasard cette voix et ces yeux ;
Et je laissai passer cette froide statue
En regardant les cieux.

Eh bien ! ce fut sans doute une horrible misère
Que ce riant adieu d'un être inanimé.
Eh bien ! qu'importe encore ? O nature! ô ma mère !
En ai-je moins aimé?

La foudre maintenant peut tomber sur ma tête :
Jamais ce souvenir ne peut m'être arraché !
Comme le matelot brisé par la tempête,
Je m'y tiens attaché.

Je ne veux rien savoir, ni si les champs fleurissent;
Ni ce qu'il adviendra du simulacre humain,
Ni si ces vastes cieux éclaireront demain
Ce qu'ils ensevelissent.

Je me dis seulement : " À cette heure, en ce lieu,
Un jour, je fus aimé, j'aimais, elle était belle. "
J'enfouis ce trésor dans mon âme immortelle,
Et je l'emporte à Dieu !

Extraits de Les Chansons et les Heures, de Marie Noël

Connais-moi si tu peux, ô passant, connais-moi!
Je suis ce que tu crois et suis tout le contraire :
La poussière sans nom que ton pied foule à terre
Et l'étoile sans nom qui peut guider ta foi.

Je suis et ne suis pas telle qu'en apparence :
Calme comme un grand lac où reposent les cieux,
Si calme qu'en plongeant tout au fond de mes yeux,
Tu te verras en leur fidèle transparence...

Si calme, ô voyageur... Et si folle pourtant!
Flamme errante, fétu, petite feuille morte
Qui court, danse, tournoie et que la vie emporte
Je ne sais où mêlée aux vains chemins du vent.

Sauvage, repliée en ma blancheur craintive
Comme un cygne qui sort d'une île sur les eaux,
Un jour, et lentement à travers les roseaux
S'éloigne sans jamais approcher de la rive...

-Si doucement hardie, ô voyageur, pourtant!
Un confiant moineau qui vient se laisser prendre
Et dont tu sens, les doigts serrés pour mieux l'entendre,
Tout entier dans ta main le coeur chaud et battant. -

Forte comme en plein jour une armée en bataille
Qui lutte, saigne, râle et demeure debout;
Qui triomphe de tout, risque tout, souffre tout,
Silencieuse et haute ainsi qu'une muraille...

Faible comme un enfant parti pour l'inconnu
Qui s'avance à tâtons de blessure en blessure
Et qui parfois a tant besoin qu'on le rassure
Et qu'on lui donne un peu la main, le soir venu...

Ardente comme un vol d'alouette qui vibre
Dans le creux de la terre et qui monte au réveil,
Qui monte, monte, éperdument, jusqu'au soleil,
Bondissant, enflammé, téméraire, fou, libre!...

Et plus frileuse, plus, qu'un orphelin l'hiver
Qui tout autour des foyers clos s'attarde, rôde
Et désespérément cherche une place chaude
Pour s'y blottir longtemps sans bouger, sans voir clair...

Chèvre, tête indomptée, ô passant, si rétive
Que nul n'osera mettre un collier à son cou,
Que nul ne fermera sur elle son verrou,
Que nul hormis la mort ne la fera captive...

Et qui se donnera tout entière pour rien,
Pour l'amour de servir l'amour qui la dédaigne,
D'avoir un pauvre coeur qui mendie et qui craigne
Et de suivre partout son maître comme un chien...

Connais-moi! Connais-moi! Ce que j'ai dit, le suis-je?
Ce que j'ai dit est faux - Et pourtant c'était vrai! -
L'air que j'ai dans le coeur est-il triste ou bien gai ?
Connais-moi si tu peux. Le pourras-tu ?... Le puis-je ?...

Quand ma mère vanterait
A toi son voisin, son hôte,
Mes cent vertus à voix haute
Sans vergogne, sans arrêt;
Quand mon vieux curé qui baisse
Te raconterait tout bas
Ce que j'ai dit à confesse...
Tu ne me connaîtras pas.

Ô passant, quand tu verrais
Tous mes pleurs et tout mon rire,
Quand j'oserais tout te dire
Et quand tu m'écouterais,
Quand tu suivrais à mesure
Tous mes gestes, tous mes pas,
Par le trou de la serrure...
Tu ne me connaîtras pas!

Et quand passera mon âme
Devant ton âme un moment
Éclairée à la grand-flamme
Du suprême jugement,
Et quand Dieu comme un poème
La lira toute aux élus,
Tu ne sauras pas lors même

Ce qu'en ce monde je fus... 


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DIALOGUES


Comme la tombe sur les morts mon cœur est lourd,

La tombe sur les morts close avec de la pierre.

Mes yeux veulent toujours regarder en arrière.

Qu'ai-je donc égaré le long du temps qui court ?

 

— Va prier le soleil pour que mon champ prospère,

C'est ta dot qui mûrit dans nos blés.

                              — Oui mon père.

 

Depuis qu'on a fermé la porte sur ses pas,

La nappe du festin est à jamais pliée.

Je ne sais s'il m'a tout à fait oubliée,

Mais quand je le rencontre il ne me parle pas.

 

— Sommes-nous au couvent ? Cette robe sévère

Ôte-la. Mets ta robe à volants

                              — Oui ma mère.

 

J'ai mal... je ne sais pas où souffrir me conduit,

Et dans mon cœur j'entends un rossignol de flamme

Désespéré qui chante, chante à perdre l'âme.

Mais j'attends pour pleurer, comme j'attends la nuit !

 

— Sœur, la chanson d'amour que tu savais naguère,

Celle où passe un oiseau, chante-là...

                              — Oui mon frère.

 

Quand donc viendra la mort dont les pas font frémir 

Pour qu'enfin de l'aimer, enfin ! je me repose...

Il sera doux le jour où de la chambre close

On joindra les volets pour me laisser dormir.

 

— Sœur partons ! Serais-tu par hasard endormie ?

Le bal est commencé. Vite, allons !

                              — Oui ma mie.

 

dimanche, novembre 03, 2024

Extraits de Mousse, de Klaus Modick

 Je suis capable de nommer "correctement" le splendide vieux pin dont les branches fouettent la fenêtre du haut par grand vent, et le désassembler conceptuellement jusqu'à sa structure moléculaire. Mais je n'ai aucun moyen de décrire la langue dans laquelle il me parle quand il frappe contre la vitre. 

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Un terme, un nom, ne représente pas seulement un moyen de classer un phénomène ou un objet ; celui-ci se trouve être, par le biais de cette classification, identifié, court-circuité et considéré comme compris. Dans une certaine mesure, cette façon de procéder est sans doute nécessaire pour parvenir à un consensus scientifique général - ce qui devrait être l'objectif de toute science. Mais la théorie que nous trouvons aujourd'hui dans la littérature et la recherche botaniques contemporaines classe sans connaitre. 

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[...] je ne trouve pas de réponse parce que j'en cherche une.

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[...] j'ai l'impression que ce n'est pas moi qui écrits, mais que je laisse l'écriture avoir lieu ou, plus précisément, que je laisse quelque chose d'autre que moi écrire en et à travers moi.

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L'annihilation du nom par le concept, de l'expression vivante par le terme scientifique, a accéléré et scellé l'éloignement de l'humanité de la nature qui l'entoure. 

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Les algues, les mousses, et l'ensemble des plantes vertes qui ont succédé aux algues et aux mousses dans l'histoire de la vie, se nourrissent d'eau, de lumière, d'air et de minéraux. Dans une synthèse de matériel et de l'immatériel, les autres éléments que sont l'eau, l'air, la lumière et la terre s'unissent afin de former leur chair vivante. 

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Les choses ne nous sont égales que quand nous en privilégions certaines. Mais elles sont toutes également importantes. 

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Se pourrait-il que les gens aient enfin compris que ce n'est pas la politique, mais la nature qui constitue la véritable affaire de l'humanité ?Et comment, exactement, pouvait-on faire de la politique à partir de la nature ? C'était la bêtise la plus grossière qu'on puisse imaginer. Bien sur, qui détruit la nature se détruit lui-même. Mais comment cette question aurait-elle pu être débattue dans des parlements ?

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Darwin a établi que seuls les bourdons visitent les fleurs de trèfle rouge, les abeilles n’accédant pas à leur nectar. Par conséquent, dit Darwin, si le bourdon venait à s’éteindre ou à se raréfier, le trèfle serait également moins répandu, voire disparaîtrait. La quantité de bourdons dans une région donnée dépend en grande partie du nombre de souris des bois qui y vivent, car elles détruisent leurs nids et les aires de butinage. Mais le nombre de souris des bois dépend essentiellement du nombre de chats qui chassent dans la région. Les nids de bourdons se situent souvent à proximité de lieux d’habitation humaine et de petits villages, ce qui peut s’expliquer en retour par le grand nombre de chats qui se nourrissent de souris des bois et limitent ainsi leur population. Dans une région donnée, la présence de chats détermine donc indirectement le développement de certaines plantes, à travers la taille des populations de souris et de bourdons. Le trèfle, qui peut se propager largement grâce aux bourdons, donc aux chats, sert de pâturage aux vaches et aux boeufs. Les marins ont besoin de grandes quantités de viande de boeuf saumurée. L'Angleterre doit donc aussi sa puissance maritime aux chats. Sans oublier les femmes anglaises âgées et célibataires, dont l’amour pour les chats est sans limites. Comme la puissance navale qu’est l’Angleterre a mené des guerres et pris les hommes aux femmes, elle a engendré un grand nombre de femmes célibataires qui, à défaut de maris, sont tombées amoureuses des chats. Cependant, les chats contrôlent les souris, ce qui profite aux bourdons, et on revient au début. 

samedi, novembre 02, 2024

Extraits de Le Roitelet, de Jean-François Beauchemin

 J'ai cru m'approcher en vieillissant d'une espèce d'état d'accalmie qui me ferait considérer ma vie ave sérénité et satisfaction. Mais, vu de près, c'est complètement différent. Il n'y a pas dans cette vie une seule idée dont je suis convaincu qu'elle demeurera, et je ne suis pas certain en général d'avoir été sur la bonne piste. Tout me reste à apprendre. Ce ne serait pas si vertigineux si je disposais d'un seconde existence et, pourquoi pas, d'une troisième. Mais le temps va me manquer.

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Je me disais en l'observant de loin que la simplicité et l'incontestable fiabilité de cette bicyclette représentaient peut-être à ses yeux les qualités auxquelles sont esprit n'avait pas accès. et peut-être en somme mon frère voyait-il dans cette espèce d'efficacité humble le symbole au moins partiel d'une victoire sur la peine. 

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L'époque, a-t-il commencé, est propice aux prophètes de malheur. Je ne veux pas suggérer en disant cela que tout va pour le mieux. Seulement, rien ne m'indispose autant que d'emboîter le pas à tous ces pessimistes patentés qui encombrent notre temps, trompés par les hésitations, les vacillations et la confusion d'un monde qui cherche lentement mais sûrement un passage vers l'avenir. Il n'y a rien à attendre de ces gens-là, qui confondent tout : avenir et menace, adversité et désespoir, modernité et dépravation, mémoire et nostalgie, morale et rigidité d'esprit. Je crois au contraire qu'en dépit de tout, des jours radieux s'ouvrent devant nous. Mais nous sommes de mauvais peintres, et nous manquons de recul, et peignons sur la toile un paysage déformé par notre vision trop étroite. Je ne vois personnellement aucune raison pour qu'il n'y ait pas dans le futur quelques êtres de bonne volonté et modernes (c'est)à)dire qui ne craignent en rien l'avenir), altruistes, à l'esprit lucide et éclairé, attentifs aux expressions de leur vie spirituelle. Nous ne serons jamais trop à unir nos forces dans l'établissement d'un monde durablement meilleur. 

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Je sentais que le spectacle de la montagne, à présent éclaboussée de rayons solaires, l'inspirait davantage, alimentait son esprit sans cesse hanté, ému, rieur, indigné, traversé par le doute et, surtout, imprégné de l'intense joie de celui qui ne 'habitue pas à l'inexplicable splendeur de ce Monde. 

Extraits e L'éducation du stoïcien, de Fernando Pessoa

 Il n'est pas de plus grande tragédie que l'égale intensité, dans la même âme ou le même homme, du sentiment intellectuel et du sentiment moral. POur être indiscutablement et "absolument" moral, on doit être quelque peu stupide. Pour être absolument intellectuel, on doit être quelque peu immoral. Je ne sais quel jeu ou quelle ironie des choses condamne chez l'homme cette dualité portée à un degré élevé. Pour mon plus grand malheur, elle se réalise en moi. Je n'ai donc, possédant deux vertus, jamais rien pu faire de moi. Ce n'est pas l'excès d'une qualité, mais bien de deux, qui m'a tué à la vie

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Chaque fois que j'ai rencontré, en quelque domaine que ce soit, un rival ou la posiblité d'un rival, j'ai renoncé aussitôt, sans la moindre hésitation. C'est une des rares circonstances de ma vie où je n'aie jamais connu d'hésitation. Mon orgueil ne m'a jamais permis d'entrer en concurrence avec quelqu'un d'autre, si j'avais en outre la perspective abjecte d'une défaite possible. De même, je n'ai jamais pu participer à aucun jeu de compétition. Si je perdais, j'étais toujours plein de rancoeur et de dépit. Parce que je me croyais supérieur aux autres ? Certes non, car je ne me suis jamais cru supérieur, que ce soit aux échecs ou au whist. Mais par orgueil, on orgueil qui débordait de toutes parts et qui saignait, sans qu'aucun des efforts désespérés de mon intelligence puisse le contenir ou l'étancher. Je me suis toujours placé en marge du monde et de la vie, et la choc que me donnait un de leurs éléments m'a toujours blessé comme une insulte lancée d'en bas, comme la révolte subite d'un laquais universel. 

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Soudain, je fus pris d'u désir intense de renoncement absolu, de claustration ferme et définitive, d'un dégoût profond pour tous ces désirs, tous ces espoirs que j'aurais pu, extérieurement, réaliser si facilement, alors qu'il m'avait été, intérieurement, impossible de seulement pouvoir le souhaiter. De cette heure douce et triste date le début de mon suicide. 

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Des idées brusque, admirables, exprimées partiellement par des mots intensément adéquats, mais sans lien entre elles, demandant à être ensuite cousues ensemble et dressées, tels de monuments ; mais ma volonté ne les accompagnerait pas si elles devaient marcher du même pas que l'esthétique, et non pas demeurer à l'état de paragraphes d'un conte virtuel ; oui, rien que des lignes qui auraient l'air admirables mais qui, en fait, ne le seraient que si, tout autour, on avait écrit ce conte dont elles étaient des moments forts, des expressions synthétiques, des liaisons... Certaines de ces idées étaient des traits d'esprit, admirables certes, mais incompréhensibles sans, tout autour, le texte qui n'a jamais été écrit. 

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C'est le conflit entre le besoin émotionnel de croyance et l'impossibilité intellectuelle de croire. 

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Tout ce que je pense ou éprouve se transforme inévitablement en inertie, aux modalités diverses. La pensée qui, chez d'autres, est la boussole de l'action, devient chez moi son microscope, et me fait voir des univers à franchir là où il suffirait d'un seul petit pas - comme si le raisonnement de Zénon (démontrant que l'espace est infranchissable, puisque infiniment divisible, donc infini) était une drogue bizarre dont on aurait intoxiqué mon système mental

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Ma vie toute entière se résume à une bataille perdue sur une carte : ma lâcheté ne s'est même pas fait jour sur un champ de bataille, où d'ailleurs elle ne se serait peut-être pas manifestée, mais dans le cabinet du chef d'état-major, en tête à tête avec son intime conviction d'aller à la défaite. On, n'a pas osé dresser de plan, parce qu'il aurait été de toute façon imparfait ; on n'a pas osé le rendre parfait, même s'il ne pouvait l'être réellement, parce que la conviction qu'il ne le serait jamais a brisé la volonté qui aurait permis à ce plan, même imparfait, d'être essayé malgré tout. 

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J'étais devenu objectif avec moi-même. Mais je ne pouvait discerner si, ce faisant, je m'étais trouvé, ou bien perdu. 

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Je m'étais endormi, et avec moi tous les privilèges de mon âme - les désirs qui rêvent bien haut, les émotions qui rêvent bine fort, et les angoisses qui rêvent tout cela à l'envers. 

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J'ai atteint, me semble-t-il, à la plénitude de l'usage de ma raison. Et c'est pourquoi je vais me tuer.

Extraits de Nés de la nuit, de Caroline Audibert

 Les oiseaux racontent comment vaste est la forêt, jusqu'où le jour s'en va courir.

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Nous sommes plus que bouche et pelages reliés à la longue nuit laiteuse. La vie d'un loup advient quand le ciel, quand les arbres, quand le vent, quand les humeurs lui disent combien ils le veulent, lui, gardien des forêts et des sources. Je chancelle, tombe, me relève, corps mal assuré, encore rattaché aux mamelles de la nuit. Mère rentre dans la tanière. Je la suis. Mes frères aussi.

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Le vieux hêtre raconte, il veille sur moi comme les miens ont veillé sur lui et sa progéniture, mordant la cuisse des mangeurs d'herbes et de pousses d'arbres. La forêt compte sur nous, les loups.

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La forêt est plein d'alertes, la forêt est en émoi. Les oiseaux font grandir les arbres vers le ciel.

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Mère halète, ses yeux se tournent au-dedans, rejoignent leur tanière, la nuit d'où ils ont éclos.

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Me méfier de l'étranger qui fait taire la forêt. 

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Les arbres ne sont jamais paisibles. Ils traquent la lumière. Il hissent leurs troncs hésitants, échappent aux bouches des bêtes que nous chassons, étendent l'empire des racines, restent longtemps tapis sous les branchages. , patientent, lapent des gouttes de lumière, guettent, se tordent plus haut, se bousculent pour piéger la clarté dans leurs mâchoires, leurs feuilles graciles bordées de petits crocs, leurs feuilles vernies et fourbes, leurs feuilles vibrantes, leurs bouquets d'aiguilles goulues brandis vers le ciel, affamées de soleil. Point de repos, il faut grandir encore, se hisser, échafauder des cimes acrobates, tirer la sève jusqu'aux branches funambules, tenir l'équilibre, toujours tendre le piège des feuilles et boire la lumière de chaque aube, boire jusqu'au soir, les grains de soleil coulent à travers les longs corps ligneux, au-dedans de leurs bras lutteurs, de leurs troncs vrillés, la lumière les nourrit comme le sang contente nos ventres ardents. Les arbres sont comme nous, la dame aux arbres ne le sait pas vraiment. Ce sont des fauves. 

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Les hommes parlent des guerres menées contre les loups, des guerres qui ont duré des siècles, des guerres qui malmènent nos forêts. Nous les fauves sommes patients, comme les graines savent l'être.

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La dame est revenue. Elle me regarde en détail. Je lui parle de la pluie sur les troncs des bouleaux, d'odeurs de terre mouillée, de l'appel des aigles, de la chaleur des toisons, de mon clan. Son visage s'élargit sous ses cheveux. Je lui dis comment la forêt enfouit les os dans le ventre des vivants, comment les mouches et les renards mangent les chairs racornies, comment les grands vautours tirent sur les tendons, emportent les os dans leurs serres et les lancent sur les rocs, comment les habitants de la forêt se dispersent dans un infatigable fourmillement et, pour finir, cessent d'être. 

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Le ciel devient plus profond, la nuit se hâte, les arbres poussent des cris silencieux, les vallons s'ouvrent, libèrent des parfums enfouis, les torrents cessent de mugir. Les animaux s'unissent à la nuit. Les solitudes se dissipent. tout écoute ce chant qui enfle au-dessus des arbres et court après les étoiles, ce cri de la vie même. Les hommes ne savent rien de tout cela. Ils ne sont pas amoureux de la terre. 

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Nous sommes des loups. Si l'un de nos tombe, d'autres se relèvent. Ensemble, nous ne mourons pas. Nous  venons de la nuit. Nous allons parmi les bêtes et les hommes, nous allons parmi les chants de la forêt, à peine séparés de la terre, pleinement nous-mêmes. Vieux peuple qui revient, qui grandit, qui lutte. Je foule la terre des ancêtres, louve farouche contre la terre aux pelages chamarrés. 

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Pour l'homme aux yeux doux, nous sommes les gardiens des oiseaux, des rivières et de toute la vie qui en découle. Les hommes l'ont su du temps où ils peignaient dans l'antre des cavernes. Ils adoraient les créatures nourricières et effrayantes, les créatures capables de prodiguer la vie comme les précipiter dans la mort; Les hommes on oublié. Ils veulent régir les grands équilibres

Extrait de L'épuisement, de Christian Bobin

Je crois que l'enfance est pour beaucoup dans ces refus dont nous ressentons la nécessite sans savoir les justifier. Je crois qu'il n'y a qu'elle à écouter.

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 Il m'arrive de demander un avis, pour décider du chemin de telle ou telle phrase ou pour une conduite à tenir dans telle ou telle affaire. Je ne le demande que pour me donner le temps de rejoindre ce qui s'est, au profond de moi, choisi : je ne suis en fait aucun conseil - comme un enfant insupportable de 3 ans. 

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Je crois que c'est ça, un artiste. Je crois que c'est quelqu'un qui a son corps ici et son âme là-bas, et qui cherche à remplir l'espace entre les deux en y jetant de la peinture, de l'encre ou même du silence. Dans ce sens, artistes nous le sommes tous, exerçant le même art de vivre avec plus ou moins de talent, je précise : avec plus ou moins d'amour.

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Vous achetez beaucoup de livres. Vous ne les finissez pas tous. C'est une infirmité chez vous, une maladie chronique, celle de ne pas finir une lecture, une conversation, un amour. Ce n'est pas nécessairement l'effet d'une négligence ou d'un ennui. C'est que parfois, pour une lecture, pour un entretien ou un amour, la fin arrive avant la fin. Et c'est quoi, la fin d'un livre. C'est quand vous avez trouvé la nourriture qu'il vous fallait, à ce jour, à cette heure, à cette page. Il y a mille façons de lire un livre. La mille et unième est de le tenir entre les mains et de regarder son titre, seulement son titre. 

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S'il y a un lien entre l'artiste et le reste de l'humanité, et je crois crois qu'il y a un lien, et je crois que rien de vivant ne peut être créé sans une conscience obscure de ce lien là, ce ne peut être qu'un lien d'amour et de révolte. C'est dans la mesure où il s'oppose à l'organisation marchande de la vie que l'artiste rejoint ceux qui doivent s'y soumettre : il est comme celui à qui ion demande de garder la maison, le temps de notre absence. Son travail est de ne pas travailler et de veiller sur la part enfantine de notre vie qui ne peut jamais rentrer dans rien d'utilitaire. 

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La poésie m'a longtemps ennuyé jusqu'à ce que je comprenne que je n'aimais qu'elle seule, sans trop savoir ce qu'elle était. 

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(en parlant des oiseaux)

Je fais comme eux : quand la vie tourne au froid je vais chercher dans les livres des poètes de quoi poursuivre mon vol. Ce ne sont pas les poètes qui compte - c'est le vol. 

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[...] tout écrivain cultive cet art de la conversation parallèle. Les mots qu'il écrit ne sont là que pour donner le temps à d'autres mots de se faire entendre. Il y a toujours deux livres dans un vrai livre. Le premier seulement est écrit. C'est le second qui est lu, c'est dans le livre du dessous que le lecteur reconnaît ce qui, de l'auteur ou de lui, témoigne de l'appartenance à une même communauté silencieuse. 

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L'enfant de deux ou trois ans ne veut exercer aucun métier. Il ne sait pas ce que c'est, un métier. Il ne veut profondément, foncièrement, qu'être rien, c'est-à-dire tout. Être là dans la cuisine, salir la nappe de plastique avec des morceaux d'aliments, et être en même temps, avec la même intensité, dans la mouche qui danse contre la fenêtre, dans le ciel qui coule au dehors, et dans la forêt bénie des fées, cette forêt dont les loups ne trouvent jamais l'entrée, cette forêt de l'amour dont le monde est chassé, banni. 

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Lire c'est faire l'épreuve de soi dans la parole d'un autre, faire venir de l'encre par voie de sang jusqu'au fond de l'âme et que cette âme en soit imprégnée, manger ce qu'on lit, le transformer en soi et se transformer en lui. 

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Si on ne vit plus que dans la culture on devient très vite analphabète : il y a un temps où, dans les milieux culturels, les oeuvres ne sont plus méditées, aimées, mangées, un temps où on ne mange plus que le nom des auteurs, leur nom seulement, pou s'en glorifier ou pour le salir. La culture quand elle est à ce point privée d'intelligence est une maladie de l'accumulation, une chose inconsommable que l'on ne sait plus que consommer.

Extrait de Le premier mot, de Vassilis Alexakis

 - Le soleil ignore les ombres, disait-il. Il ne soupçonne même pas qu'elles existent.