Tous les vivants sont en fait pour nous des aliens familiers, au sens de l’ancien français où familiers signifie qu’ils font partie de la famille élargie mais leur réalité est à certains égards incompréhensible, comme des civilisations d’une autre planète.
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Un autre symptôme de la crise de la sensibilité, rendu presque invisible tant nous l'avons naturalisé, se manifeste par le registre dans lequel on cantonne les animaux. Indépendamment de la question du traitement du bétail (qui n'est pas le tout de l'animalité, ni même son modèle), la grande violence invisible de notre civilisation envers eux, c'est d'avoir fait des animaux des figures pour les enfants : s'y intéresser, ce n'est pas sérieux, c'est de la sensiblerie. C'est pour les "amis des bêtes". C'est régressif. Nos rapports à l'animalité et aux animaux sont infantilisés, primitivisés. C'est insultant pour les animaux, et c'est insultant pour les enfants.
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"Les différences entre l'humain et les autres animaux"; "ce que cet autre animal ne possède pas"; "ce que l'humain a de commun avec les autres animaux".
Imaginez toutes les phrases possibles et ajoutez-y autre. Un tout petit adjectif, si élégant dans son travail de reconfiguration cartographique du monde : il redessine à lui seul à la fois une logique de différence et une commune appartenance.
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Conséquemment, un trait biologique n'a pas pour "vérité" une fonction unique et déterminée par l'optimalité : c'est la gamme historique et zigzagante des fonctions qu'il a connues sur les derniers millions d'années, la gamme de ses usages possibles maintenant, et celle des inventions qu'il facilite pour demain, qui est la vérité d'un organe ou d'un comportement. Et pas un unique "à quoi ça sert là ?"
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Et le loup s'appelle aussi probablement lui-même, il se rappelle à l'existence dans le silence de la nuit. Comme un voyageur marchant seul dans un paysage nocturne, ne distinguant même plus ses mains, au point de douter de sa propre existence, se met à parler à voix haute pour lui-même. A s'appeler par son nom. Sa voix le hisse dans l'existence, comme s'il se tirait du néant par les cheveux, à la force de la parole.
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Et il faudrait les ressources de la poésie pour démêler la tapisserie de ce que le loup dit en puissance, simultanément, dans le même hurlement, devant nous, juste derrière la crête : ces invites que le chant contient constituent l'équivalent animal de la signification pour nous.
Et ce invites diffèrent pour chaque témoin, mais chacune est dans le chant, dans la relation entre chant et vivants :
"Je suis là, venez, ne venez pas, trouvez-moi, fuyez, répondez-moi, je suis votre frère, l'amante, un étranger, je suis la mort, j'ai peur, je suis perdu, où êtes-vous ? Dans quelle direction dois-je courir, vers quelle crête, sur quel sommet ? C'est la nuit. Percez le brouillard d'une étoile sonore, que je la suive ! Et lequel d'entre vous est à portée de voix ? Ami ? (Sotto voce.) Ennemi ? Faisons meute ! Nous sommes meute. Allez ! Qui m'aime me suive ! Êtes-vous là ? Je suis l'incomplet, le vôtre, l'inconsolé. (Allegro.) Il y a fête à faire, nous sommes sur le départ, la cérémonie est avancée, et je suis fragment. Il y a quelqu'un ? J'ai hâte. Joie ! Ô joie !" (Quelqu'un a répondu.)
Un seul hurlement.
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Notez que, chez les loups, seul le mâle leader lève la patte pour uriner, alors que chez les chiens tous les mâles le font, ce qui laisse songer que tous les chiens domestiques, même seuls, même roquets, sont persuadés dans leur for intérieur d'être des mâles alpha.
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Comment comprendre cet usage de la métaphore du blason et du drapeau pour qualifier le marquage territorial des carnivores, et lupin en particulier ? Concrètement, les loups disposent de glandes, autour de l'anus et entre les doigts, riches d'une potion dont ils enduisent leurs excréments, ou qu'ils frottent dans la terre (le gratis). Cette potion recèle une large palette d'informations pour un museau de loup : elle révèle l'identité de celui qui a marqué, la meute auquel il appartient, son régime actuel, sa disponibilité sexuelle, et jusqu'à son état émotionnel (son degré de stress par exemple). C'est en ce sens que c'est un blason, ou un passeport biométrique érigé en blason. Mais le marquage est aussi une limite territoriale conventionnelle, qui n'empêche physiquement personne de passer, mais constitue une borne qui, alignée aux autres, dessine une frontière d'odeurs, que les autres meutes vont respecter ou franchir parfois, selon l'humeur et le projet. C'est en cela qu'elle constitue un drapeau
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Chaque forme de vie est une variante des autres, mais il n'y a pas de patron, seulement des variantes.
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Nous allons nous coucher, légers comme seule la résonance le permet : le sentiment que nous pouvons dialoguer avec le monde, que, malgré son étrangeté, il nous entend, il nous répond ; que nous pouvons, l'espace de quelques échanges, déchirer le mythe moderne du mutisme de l'univers. Qu'en fait, si l'on fait le travail diplomatique de traduction, d'intercession, si l'on se déplace dans cette zone frontière où les formes spécifiques se brouillent, il est possible d'entrer en contact avec tous les aliens familiers.
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Mais les têtes brûlées, ceux qui souffrent le plus de la hiérarchie lupine, s'éloignent, vont explorer, enfin libres, loin des disciplines militaires et des obligations hiérarchiques, de nouveaux ciels, de nouvelles sources, manger en premier, sans suivre l'étiquette, dormir les pattes en l'air en regardant passer les nuages, courir où bon me semble, et ne pas poser la patte exactement dans la patte du coureur de devant, qui a mis sa patte exactement dans l'empreinte du leader ; sentir, tout respirer, se rouler dans les choses, se rouler dans le cosmos tout entier, enivré des odeurs de musc et de menthe sauvage, et de l'odeur de défi d'un lynx qui a marqué lui aussi sur ce même tronc ; et sur ce pont de bois regarder les truites pendant des heures (est-ce que ça se mange ? il faudrait essayer) ; tout goûter, tout tenter, ne rien faire, flâner, s'ennuyer ferme, et puis le soleil tombe là-bas, et l'on sent monter dedans la petite solitude, l'envie d'un masque de loup à lécher, l'envie de l'excitation d'être ensemble, de l'odeur chaude des autres comme d'une fumée qui nous baigne, l'envie des autres ; le désir de faire, c'est à dire de faire ensemble, d'être un seul corps, une pure rivière de crocs, filante et personne comme le vent, capable de capturer tout ce qui pourtant s'y refuse, résiste, se débat, de prendre la force de vie de tout ce qui vigoureusement veut vivre, et l'incorporer, la dérober sous forme de chair, un seul grand corps capable de mettre à terre des bêtes comme le ciel, des cerfs aux bois de forêt, des sangliers-collines fumantes ; être ensemble, la bande infernale, inarrêtable, les cadors, les caïds, les cousins, le rire partagé du cercle intérieur, qui donne chaud, le coup de langue que me donne un proche, juste en passant, comme un humain en passant pose sa main sur le dos d'un ami pour dire "Je te vois", "Tu existes fort", "Je suis là".
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On pourrait conjecturer plutôt que notre sourciln est une survivance du même type d'usage qu'en font les loups, les lynx et d'autres. Du fait de l'historicité entrelacée, feuilletée, détournée de tout trait vivant, on peut faire l'hypothèse que la ligne stylisée des sourcils s'est aussi maintenue sur le visage humain (par sélection naturelle ou sexuelle) comme deux traits de pinceau pour accentuer l'expressivité de nos émotions.
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Ce qu'il faut soustraire aux sciences, ce n'est pas les beaux savoirs multiples qu'elles donnent sur les dynamiques invisibles ou les comportements cachés des vivants, c'est leur folklore moderniste d'objectivation et de réduction : mais cela exige de faire passer le scalpel beaucoup plus finement que ne le fait une opposition entre Science et Sensibilité.
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C'est ce que rend visible une approche inséparée du vivant : une philosophie simultanément éco-évo-étho, c'est à dire sensible aux tissages horizontaux avec la communauté biotique tout autour (écologie dénaturalisée), sensible aux tramages verticaux avec la manne des ancestralités plongeant dans l'immémorial (évolution démécanisée), et attentive au pouvoir du vivant d'ouvrir des dimensions de l'être : l'espace pour des formes d'existence inventives (éthologie philosophiquement enrichie).
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Notre besoin de sel, en fait, est un héritage secret de notre long passé aquatique : de ces quelques milliards d'années où nos ancêtres ont vécu dans un seau océanique dont la salinité était forte. Ce faisant, ils incorporaient dans leurs échanges avec le milieu un eau salée, au point de devoir réguler leur salinité interne.
[...]
Ceci est plus clair encore lorsque l'on se souvient que, parmi nos ancêtres directs, le premier animal vivant dans la mer était une éponge - que les choses soient claires, pour que chacun comprenne bien la nature de son propre corps, c'est-à-dire le mystère d'être constitué essentiellement d'eau, et d'eau qu'il faut ressaler tous les jours pour ne pas périr.
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Pour le dire plus clairement encore, chaque forme de vie contemporaine, de l'abeille à l'amibe, du laurier au poulpe, est potentiellement l'ancêtre, si vous lui laissez les millions d'années nécessaires, de formes de vie plus douées socialement, plus créatives, plus respectueuses de l'environnement, plus douées de langage articulé porteur de sens, plus conscientes d'elles-mêmes, plus intelligentes sous d'autres formes, que nous ne le sommes.
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Le Dieu judéo-chrétien, avec sa nature intentionnelle, consciente et volontaire, a fait muter le concept immémorial de don quotidien qui nous fait vivre (le fruit sauvage, l'eau qui désaltère, l'animal chassé), de manière que n'apparaisse comme un don que ce qui a été donné par une volonté consciente (la sienne). Par ce tour de passe-passe théologique, tout don qui n'est pas fait volontairement, et impliquant un sacrifice, n'est pas considéré comme un vrai don, il n'appelle pas gratitude : il est considéré comme un donné naturel, une ressource à disposition, un effet appropriable de la causalité matérielle qui régirait la "Nature". C'est cette mutation qui a transformé nos rapports aux "environnements donateurs". Lorsque plus tard l'on a cessé de croire en Dieu, renonçant aux bénédictés quotidiens pour le remercier du pain sur la table, nous n'avons pas su réinvestir cette gratitude vers ce qui nous donne effectivement le pain et l'eau : les dynamiques écologique et les flux vivants de l'évolution qui circulent dans la biosphère et fondent sa continuité. Nous n'avons plus su qui remercier pour la joie d'être en vie, pour l'attachement mammifère à nos proches, pour les joies quotidiennes offertes par nos corps-esprit dessinés par l'immémoriale évolution. L'assimilation de cette nature vivante qui nous fait et nous reconstitue à une manière mécaniste et absurde a dérobé toute signification à la gratitude envers ce vivant qui pourtant nous constitue.
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Peut-on imaginer d'injecter un peu de tout ce sens dans l'acte quotidien de saler ? Jetant une poignée de gros sel dans la casserole comme la sorcière dans la potion. Ou bien tapant trois fois rythmiquement de l'index sur la salière comme le moine zen sur son gong. Reconstituant ce faisant la salinité de la mer intérieure, celle de l'ancêtre que nous fûmes. Est-ce que cela pourrait faire remonter à la surface la sensation d'avoir été une éponge ? Pressentir les ancêtres qui bougent encore sous la surface de la peau. Qui nous fondent, qui nous ont légué nos puissances vivantes. J'étais éponge, bactérie, braise parmi les braises. De chaque forme de vie alentour peut naître une descendance pleine de possibles.
Levant nos verres, enfin : "Aux promesses du vivant !"
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Mais pour cela, il faut chérir les dernières braises, et pas sous la forme fantasque des spécimens de zoo : sous la forme de populations vivantes, dans des milieux protégés et intégrés (car l'habitat d'une forme de vie n'est que le tissage de toutes les autres), avec une grande connectivité, et un effectif suffisant pour lui assurer une robustesse génétique et une capacité à changer, à s'adapter aux métamorphoses environnementales qui nécessairement arrivent dans le sillage du réchauffement climatique.
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Chez Spinoza, joie et tristesse ne sont plus de parties de soi, mais des affects transitoires du soi qui investissent chaque fois tout l'individu : des processus. Ces affects sont définis comme des passages à une perfection supérieure ou inférieure. C'est-à-dire qu'ils ne s'opposent pas de manière statique, mais qu'ils se substituent l'un à l'autre : je suis une trajectoire de puissance qui monte vers la joie, ou une trajectoire triste, qui descend vers l'impuissance. Il y a donc bien encore deux instances mais ce n'est plus un dualisme, car ces deux instances sont deux trajectoires possibles, mais mutuellement exclusives, que peut prendre un moi désormais unifié, sous le nom de Conatus, ou Désir.
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La diplomatie revient alors à connaître finement, par une éthologie de soi, le comportement délicat et ardent de sa vie affective, pour amadouer et influencer ces désirs à la vivacité intacte. Et les faire converger dans une direction ascendante, c'est-à-dire généreuse. Comme on se murmure constamment à l'oreille des histoires adéquates, pour maîtriser son discours intérieur ("Patience, mon coeur", disait déjà Ulysse).
[...]
"En tout humain il y a deux loups, dit le vieux sachem.
Un noir et un blanc.
Le noir est sûr de son dû, effrayé de tout, donc colérique, plein de ressentiment, égoïste et cupide, parce qu'il n'a plus rien à donner.
Le blanc est fort tranquille, lucide et juste, disponible, donc généreux, car il est assez solide pour ne pas se sentir agressé par les événements."
Un enfant qui écoute l'histoire lui demande :
"Mais lequel des deux suis-je, alors ?
- Celui que tu nourris."
On peut être frappé par la ressemblance avec la morale du cocher (note perso : Platon), notamment sous sa forme platonicienne (des animaux, un blanc et un noir, incarnant chacun des pôles opposés de la psyché humaine...). Il faut être frappé par la différence : la morale du cocher pense le moi comme constitué d'animaux esclaves voués à obéir, qu'il faut dresser et dominer, et pour cela dévitaliser ; l'égologie cheyenne pense le moi comme constitué d'animaux sauvages, c'est-à-dire autonomes et bien vifs, qu'il faut fréquenter et favoriser.
[...]
Il ne s'agit plus alors de réduire et contrôler, mais de nourrir certains désirs au détriment d'autres, pour les infléchir, dans la direction de ce qui nous est "véritablement utile" selon Spinoza, c'est-à-dire ce qui contribue à la puissance d'agir et de penser de soi et des autres.
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"Nourris la force en toi et en l'autre, mais ne brime pas la faiblesse et la peur. " Car loup noir et loup blanc ne sont pas des parties de soi, mais des trajectoires ascendantes ou descendantes, mutuellement exclusives, que le soi peut emprunter.
[...]
La mésoéthique, c'est la lucidité sur l'inexistence d'une volonté pure et d'une pure raison, et 'lusage constant d'une bonne intelligence avec soi qui bricole des dispositifs, les externalise dans le milieu de vie quotidien, qui sont des facilitateurs d'incorporation d'habitudes, de bonnes habitudes. Jusqu'à la sainteté est une bonne habitude.
[...] Le problème de la mésoéthique revient à se réapproprier le pouvoir de transformer le territoire de vie qui nous transforme. "Construis l'environnement qui te construit, module le milieu qui te module" est au fronton de la voie mésoéthique.
[...]
C'est Wittgenstein et sa conception de la résolution de problèmes qui rejoint ici Spinoza : "La solution du problème que tu vois dans la vie, c'est une manière de vivre qui fasse disparaître le problème." Il ne s'agit pas frontalement de le résoudre intellectuellement ou à la force de la volonté, mais de trouver une manière de vivre telle que le problème perde toute signification.
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Le secret de la volonté, c'est qu'elle existe bel et bien, mais pas en nous. Personne n'a de volonté.
La "volonté" est le mot que les gens invoquent quand ils voient de l'extérieur, chez un autre, les flots d'énergie d'une vie intérieure converger, et couler superbement dans une même direction ascendante, alors même que la pente est rude ("quelle force de volonté elle a, celle-là!"). La volonté en fait n'est que le nom a posteriori qu'on donne au système d'irrigation des désirs, dans les moments bénis où ils se composent de manière à converger dans une même direction, plutôt choisie. On n'a pas de "volonté" ne veut pas dire qu'elle n'existe pas, mais qu'on ne la possède pas : elle n'est pas une quantité, et elle n'est pas en nous a prori.
La volonté n'est pas une quantité abstraite que l'on possède en soi, mais un savoir-faire quant au bricolage des dispositifs de convergence des désirs. On les bricole hors de soi et en soi, on les incorpore. Dans cette lecture de l'éthique spinoziste, le diplomate devient aménageur des canaux intérieurs pour les flux du désir.
C'est l'art d'aligner doucement des flux dans une certaine direction, en bricolant en dehors de nous, dans les agendas, les salles où on vit, les rencontres organisées avec les choses et les gens, de petits dispositifs qui infléchissent les flux du désir. Ce sont des exercices spirituels de cohabitation avec les fauves en soi, pour faire converger leurs puissances natives vers ce qui est bon pour nous. Le bon diplomate fait délicatement converger le libre jeu des flux du désir en un faisceau puissant et vectorisé qu'on appelle, de l'extérieur, en croyant qu'il s'agit d'un "je veux!" souverain : "volonté". Alors que ce n'est qu'une habitude de marin, acquise, de lire les vents, de les infléchir, et de les naviguer.
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Chiens, loups, brebis, les formes se fondent dans un dialogue métamorphique : tu es mon ancêtre contre qui je lutte ; tu es mon ancienne proie que je défends au péril de ma vie ; je suis ton descendant qui joue avec toi parfois, et que je tue, quand tu approches mes protégées qui hier encore étaient mon butin ; je suis ton aïeul qui te désire, et te trompe.
C'est à dire, si l'on regarde les choses depuis un instrument aussi étrange que la caméra thermique, une caméra philosophique qui verrait tout cela à l'échelle des temps évolutifs : je suis toi que je tue, tu es moi que je protège, je est un autre.
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Le paradoxe, pourtant, c'est que ce sont les humains qui sont en grande partie responsables de cette panique : la brebis descend d'un mouflon sauvage qui, lui, savait se défendre, s'enfuir, s'organiser. Il déjouait les attaques lupines près de neuf fois sur dix. Mais la sélection artificielle a, pendant quelques milliers d'années, juvénilisé le mouflon farouche pour en faire la brebis docile : c'est-à-dire que la brebis adulte est maintenue face à la menace dans l'état affectif et l'impuissance d'un juvénile. C'est un phénomène classique de la domestication, qui permet aux domesticateurs d'utiliser cette possibilité développementale inventée par l'évolution, qu'on appelle néoténisation (elle consiste à retarder la maturation des individus), pour ne conserver dans le cheptel que les spécimens les plus impressionnables, manoeuvrables, malléables, manipulables.
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Comment choisir un cap dans ce chaos ? Il existe en marine la pratique de la navigation négative, elle sert volontiers pour s'orienter dans l'existence. Elle se pratique quand on ne sait pas où l'on est et qu'on ne peut pas le savoir. L'essentiel est alors de savoir où l'on ne doit surtout pas être sur la carte, et de déterminer scrupuleusement sur le papier ce que l'on devrait observer autour de ces lieux de mort. Quels amers : phares, côtes, tour génoise, falaise, archipel, seraient en vue si on était là où on ne doit pas être, au risque d'être drossés sur les récifs, canonnés, embarqués par la marée, échoués sur les hauts-fonds. Ensuite, l'essentiel consiste à se tenir à distance de ces repères : naviguer consister à ne pas les voir. A réagir pour les faire sortir du champ de l'attention chaque fois qu'ils y entrent. Naviguer bien consiste à chercher à perdre de vue systématiquement tout repère. C'est un art intriguant. Naviguer en s'éloigner à chaque fois du seul point identifiable, connu : prendre l'inconnu comme boussole, l'absence de repère visible comme signe qu'on est au bon endroit, parce que chaque repère connu est signe qu'on est au mauvais. N'être rassuré, sur son chemin, certain de son cap, que lorsqu'on a atteint l'inconnu. C'est l'art de se maintenir sur le blanc de la carte, sur les zones non arpentées : l'incertitude devient sécurité, et cap pour avancer.
Et bien, dans la diplomatie réelle, la diplomatie des interdépendances, celle au service des relations, et pas d'un des membres de la relation contre l'autre, la navigation négative est un art important, un art quotidien. La boussole est claire : le repère qu'il faut fuir, celui dont on doit toujours s'éloigner pour être ramené en pleine mer d'incertitude, c'est-à-dire à l'abri, c'est la tranquillité d'âme, c'est le sentiment de la pureté morale. C'est le sentiment d'être au service de la Juste Cause exclusive (pour les loups innocents contre les exploitants malhonnêtes). Celui de la saint Colère (contre le fauve voleur, le sadique), celui de la Vérité révélée. La conviction d'être parmi les Bons contre les Méchants, des Justes contre les Bêtes, des innocents contre les criminels, des Nobles Sauvages contre les infâmes humains, ou de la Civilisation contre la Sauvagerie.
Tout sentiment d'avoir le coeur net, d'être dans son droit, est à bannir, sinon on ne fait pas justice à la relation même, c'est-à-dire à touts ceux qui y sont pris, emberlificotés dans mille tissages de relations qui vont du conflit au soin, de l'exploitation à l'amour, à cette nuance près qu'on partage un même territoire, où l'habitat de l'un est le tissage de tous les autres.
Il faut accepter d'être un métamorphe jusqu'au bout, une chimère jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'à la morale même, coeur de brebis et gueule de loup, et pas de larmes de crocodile.
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Au Néolithique, nous avons inventé une forme de vie nouvelle : pendant deux millions d'années auparavant, nous vivions comme les loups de chercher et traquer. Avec la domestication, vivre n'a plus consisté à cher cher, mais à garder, à l'instar des chiens de protection qui sont nourris pour garder les brebis. Garder ce qu'on s'était approprié.
Le combat de cette nuit entre les chiens et les loups a une puissance philosophique, parce qu'il met en scène deux visages de l'humain, le conflit des formes de vie r excellence, celui des chasseurs collecteurs contre par les domesticateurs, qui s'est rejoué partout dans l'histoire des peuples humains: au Néolithique contre les derniers peuples nomades, sur la Frontière de l'Ouest entre Indiens Blackfeet et ranchers capitalistes, entre Massaïs et Hadzas en Afrique subsaharienne. Les chiens gardent et les loups cherchent à prendre : deux formes de vie qu'on a traversées, qu'on réactive quotidiennement, passant de l'une à l'autre, Deux formes de vie qui existent déjà dans le vivant, avec les oiseaux cacheurs de graines et les chasseurs en vol, les fourmis qui explorent et celles qui protègent le champignon qu'elles ont domestiqué. Cette ambiguïté, on l'a reçue en partage - entre chien et loup. Et la brebis est aussi là, quelque part, dans notre ménagerie intérieure : nous avons aussi eu des prédateurs. Rien de ce qui est vivant ne m'est étranger.
Chacun porte en lui l'entière vivante condition.
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A cet égard, l'indemnisation pour des brebis attaquées issues d'un troupeau qui n'était pas ou était mal protégé n'est pas acceptable. Ceci arrive régulièrement les éleveurs qui refusent toute mesure de protection, même subventionnée, sont de fait indemnisés autant que ceux qui "échinent à ajuster leurs pratiques au retour du loup, et ce malgré l'inscription dans le plan national Loup. Un conditionnement des indemnisations aux pratiques de protection (mesure de bon sens, jamais appliquée). Cette politique publique doit être critiquée et détruite: elle fragilise toute tentative des éleveurs qui veulent transformer leurs pratiques dans le bon sens. A quoi bon en effet se fatiguer à inventer un pastoralisme compatible avec la présence de prédateurs, si ceux qui ne protègent pas leurs troupeaux reçoivent plus de gratifications économiques que ceux qui s'y astreignent? C'est une faute politique : on creuse l'assistanat du pastoralisme, en valorisant les pratiques qui refusent de protéger les troupeaux, et ensuite on instrumentalise le pathos médiatique de la mort des brebis non protégées pour obtenir la mise à mort des loups. C'est une souffrance évitable, instrumentalisée pour produire une autre souffrance évitable. Une double mort, l'une servant à justifier l'autre - rarement une bonne politique.
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Il aura suffi que le judéo-christianisme fasse fuir Dieu de la "Nature" (c'est l'hypothèse de l'égyptologue Jan Assmann) pour la rendre profane, puis que la révolution scientifique et industrielle transforme la nature restante (phusis scolastique) en matière dépourvue d'intelligences, d'influences invisibles, à disposition de l'extractivisme, pour que l'humain se retrouve en cavalier solitaire dans le cosmos, entouré de matière bête et méchante. Le dernier acte impliquait de tuer la dernière affiliation: seul face à la matière, l'humain restait néanmoins en contact vertical avec Dieu, qui la sanctifiait comme sa Création (théologie naturelle). La mort de Dieu induit cette terrible et parfaite solitude, qu'on pourrait appeler le huis clos anthroponarcissiques.
Cette fausse lucidité à l'égard de notre solitude cosmique a signé la sereine exclusion de tout le non-hu main hors du champ du pertinent ontologiquement. Elle explique toute cette philosophie et cette littérature de "huis clos" des grandes capitales européennes et anglo-saxonnes. Le choix du syntagme n'est pas arbi traire : c'est bien désormais d'un huis clos au sens de la pièce de Sartre qu'il s'agit, mais la pièce fermée est le monde lui-même, l'univers, qui n'est peuplé que de nous et de nos relations pathologiques aux congénères humains, induites par la disparition de nos affiliations plurielles, affectives, actives, avec les autres vivants, les animaux, les milieux.
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Car il y a des significations partout dans le vivant: elles ne sont pas à projeter, elles sont à retrouver, avec les moyens qui son les nôtres, et à interpréter. Il s'agit retrouver, avec dire à traduire faire de la diplomatie. Il agit de faire de la diplomatie. Il faut des interprètes, des truchements, des entre-deux, pour faire le travail de reprendre langue avec le vivant, pour dépasser ce qu'on pourrait appeler la malédiction de Lévi-Strauss : l'impossibilité de communiquer avec les autres espèces avec lesquelles on partage la Terre. "Malgré les nuages d'encre projetés par la tradition judéo-chrétienne pour la masquer, aucune situation ne paraît plus tragique, plus offensante pour le coeur et l'esprit, que celle d'une humanité qui coexiste avec d'autres espèces vivantes sur une Terre dont elles partagent la jouissance, et avec lesquelles elle ne peut communiquer."
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Les aptitudes éthiques, on l'a trop peu noté, ont ceci de fascinant : ce sont les seules aptitudes dont il suffit de souffrir sincèrement d'en manquer pour un avoir déjà un peu. Ce point est discret mais profond. Il suffit de souffrir sincèrement de n'avoir pas été assez généreux ou empathique envers quelqu'un qui en avait besoin, pour être déjà un peu quelqu'un d'empathique et de généreux. Alors qu'il ne suffit pas de souffrir de ne pas savoir faire du violon pour jouer une suite de Bach".
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C'est l'expérience de la vulnérabilité mutuelle avec les pollinisateurs, les vers de terre, la vie des océans, qui nous pousse à sentir depuis le point de vue des interdépendances. À élargir le spectre du souci. C'est que nous traitons désormais de vivant à vivant. Et plus Homme" à "Nature". Si nous sommes vulnérables à leur fragilisation, c'est qu'ils sont importants. Et s'ils sont importants, pourquoi tous les autres ne le seraient ils pas aussi? Et, de là, la brèche est ouverte dans notre attention politique, où peut s'engouffrer le reste du vivant. C'est une manière de comprendre le déploie ment si soudain d'un mouvement comme Extinction Rebellion, comme le sens profond de son mot d'ordre aux allures paradoxales: "Avec amour et rage". L'amour est le souci des interdépendances, la rage va contre ce qui les détruit.
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Cette politique du vivant associée à une conception du soi peut sembler, à l'oreille d'un moderne, aller à l'encontre du projet politique fondateur de la modernité, qui repose sur l'idée d'un collectif humain extrait du milieu naturel (pensé comme contrainte) pour se donner à soi-même sa loi sans subir les injonctions de la "Nature", après avoir triomphé d'elle. Il ne faut pourtant pas voir dans les interdépendances le spectre d'une normativité extérieure au politique, par laquelle les écosystèmes imposeraient leurs lois aux collectifs démocratiques. Car ce que nous force à penser la crise écologique, ce n'est pas le retour d'une Nature qui dicte leurs lois aux humains, comme dans le mythe moderne dont la démocratie moderne revendique de s'être émancipée. Il s'agit de tout autre chose : c'es l'appel des interdépendances qui indiquent ses limites à la gamme des possibles que le collectif démocratique humain peut explorer. Les limites écologiques ne sont pas des contraintes extérieures au politique humain, mais les lignes de vie intérieures qui dessinent notre condition humaine de tissé : tissé aux autres formes de vie qui composent le milieu, dans un ubuntu des vivants. Si le collectif humain n'est qu'un noeud de relations au milieu qu'il habite, les limites dans l'usage de ce milieu ne sont plus des contraintes externes imposées par une Nature dont il faudrait s'émanciper, mais les lignes mêmes de notre visage. De notre visage réel, non fantasmé : celui d'un vivant insufflé de vie par la communauté biotique qui le porte à bout de bras.
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C'est ce qu'ont bien compris ces animaux artistes qui se maquillent, les humains. Certains motifs du maquillage ne sont pas de pures inventions de l'imagination humaine, des créations arbitraires : ils sont bio-inspirés Ils accentuent les pouvoirs éthologiques du survisage humain, ils stylisent encore notre masque animal.
Les deux cas les plus nets sont justement deux amplifications de contraste pour accentuer l'intensité du regard. La première technique est l'eye-liner. En accentuant le contraste entre pupille et fond de l'œil par l'ajout d'une enceinte féline sombre, il mime la profondeur du regard de la panthère (elle dispose de naissance de cette ligne noire autour de l'oeil). C'est exactement la même structure sombre/clair/sombre qu'utilise le mas que naturel du loup. Hommes et femmes de théâtre fardent de noir le tour de l'œil avant de monter sur scène : ils savent depuis toujours que cela en accentue l'expressivité. Mais cette technique a été inventée par l'évolution des millions d'années avant les acteurs, par la lignée des grands félins, comme par d'autres.
L'eye-liner trouve son origine dans la poudre de khôl qui fardait les yeux des Egyptiens des deux sexes. Cette filiation est un indice, un détail révélateur, d'une filiation plus profonde qu'on pister jusque dans nos salles de bains. L'Egypte antique était familière des métis d'animaux et d'humains (avec ses dieux thérianthropes, à têtes de fauves, d'oiseaux, de serpents...). Cette culture antique était aussi familière des survisages de la panthère et de l'antilope : c'était leur faune quotidienne. Et c'est de l'Egypte antique que provient une part de notre tradition du maquillage des yeux: dessiner le tour de l'oeil, comme on le voit sur les fresques, et probablement aussi assombrir les cils. Une technique qui capture le même amplificateur de contraste que l'évolution a peint sur le survisage des grands félins. Dans une culture où votre déesse a une tête de lionne, où les animaux ne sont pas des bestioles mais des divinités, prendre leur survisage pour modèle dans l'apprentissage d'une expressivité intensifiée fait parfaitement sens. Jusqu'à aujourd'hui, même les plus obtus ressentent douloureusement la puissance esthétique d'un survisage de panthère. La tradition antique y a puisé des leçons de beauté, au sens vivant: la beauté comme manière d'habiter une forme. La panthère, comme le loup, a un visage habité, un survisage, parce que sa lignée a tenté cette aventure de l'expressivité visuelle plutôt que celle du langage parlé pour résoudre le pro blème d'exprimer les mille feux de son dedans caché.
La seconde technique biomimétique du maquillage humain est le mascara: il capture le regard de l'antilope, par l'accentuation de la longueur et de l'épaisseur des cils. Ce travail du cil trouve très probablement son origine dans l'Egypte antique. On peut raisonnable ment conjecturer que le mascara originel s'inspire des cils interminables de l'antilope africaine, par exemple de la gazelle de la reine de Saba, aujourd'hui éteinte (Gazella bilkis, aux cils interminables). Pour s'approprier ses puissances esthétiques (le nom "gazelle" est issu du mot arabe gazal, qui signifie "élégante et rapide"). L'antilope n'évoque pas une femme parce qu'elle a de longs cils : c'est l'inverse, c'est le maquillage des cils qui a repris à l'antilope cette puissance corporelle qui rend plus éloquent le regard, pour la réinterpreter sur le visage humain (au matin devant la glace, en reposant le mascara: "Antilope : activée !").
Ces idées trouvent leur origine dans une anthropologie du vif, une philosophie des formes de vie ; il nous faudrait, pour les mettre à l'épreuve, des historiens de la parure sensibles à l'éthologie comparée, au sens esthétique partagé entre vivants.
Allons plus loin : cette métamorphose en deux animaux simultanés plus saisissante dans sa richesse expressive, car elle par la trousse de maquillage est encore consiste à capturer aussi le pouvoir imaginaire double et contradictoire de ces animaux. Devenir dans le même temps la proie farouche et le prédateur empathique, avec toute la gamme d'émotions et d'aptitudes que cela recèle dans le rapport à l'autre. Devenir un panimal, animal total, une chimère dotée des cils de l'antilope et du tour d'oeil noir de la panthère, de la puissance expressive de l'une et de l'hypnose de l'autre.
La densité émotionnelle et sémantique inconsciente de ces parures est littéralement immémo riale. Il y a bruissant en elles des échos anciens comme la vie, éloquents comme la contradiction.
Ce matin devant la glace, se métamorphoser en pan thilope, ou pas.
Loin de les assigner au genre féminin, on peut rou rir ces deux parures au grand air de leur origine : le dialogue que la savane entretient avec elle-même, par la bouche des proies et des prédateurs. On peut réanimaliser ces deux parures : ce n'est pas un retour à du plus primal, à du plus authentique, ni même à du passé- mais une restitution à soi-même, un enrichissement intérieur de toute la ménagerie du passé vivant qui remonte à la surface, une hospitalité pour toute la diversité présente qui toque à la porte du visage humain, du dedans, pour parader, et métisser les corps, métisser les puissances. Se maquiller : "activer en soi les pouvoirs d'un corps différent".