lundi, septembre 06, 2021

Extraits de "Paradis Perdus", de Eric-Emmanuel Schmitt

Ne hait les hommes que celui qui les aimes. Ne fustige ses semblables que celui qui en attend le meilleur.

p.20

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- Pourquoi ne souris-tu jamais ?
Noura irradiait de la lumière, attirait les regards mais, à la différence des autres femmes, elle ne plissait jamais les paupières ni n'écartait les lèvres. 
- Je sourirais si j'étais laide. 
Sur l'instant, je trouvai choquante sa réponse lapidaire, avant de découvrir, les jours suivants, qu'elle visait juste : certains visages nécessitent le sourire pour briller ; pas les plus beaux. Mina souriait beaucoup pour harmoniser ses traits, les rendre avenants. Noura, elle, se contentait d'apparaître. 

 L'ours ne pâtissait pas de la réputation dont il souffre aujourd'hui, celle d'un plantigrade glouton stupide, balourd, paresseux. Ces médisances vinrent de l'Eglise chrétienne. Elle entreprit méthodiquement de supprimer la considération immense et millénaire de l'ours, une révérence que certaines tribus poussaient jusqu'au culte. Elle se livra à la chasse à l'ours païen, autant dans les forêts que dans les cerveaux. Rien ne devait concurrencer le Dieu unique.
Comment s'y prit-elle ? Tout d'abord, elle glissa un autre fauve sur le trône. Religion issue du Moyen-Orient, le christianisme a importé un souverain du Moyen-Orient : le lion. Le roi du Sud évinça le roi du Nord. Au lion, on pouvait mieux prêter toutes les qualités, car c'était une bête littéraire, pas une bête concrète - on ne le croisait pas dans l'Europe latine, celtique, germanique, slave, scandinave-, à part dans les Balkans. Afin de motiver cette substitution, le clergé ne parla désormais que des vices de l'ours, sa force aveugle, sa lenteur, sa lourdeur de corps et d'esprit, sa goinfrerie, sa fainéantise. On parvint même à le faire passer pour peureux !
Ensuite, on élimina l'ours en multipliant les battues, ce que le ravala au rang de gros gibier.
Enfin, on le ridiculisa en le domestiquant. De majesté solitaire, il fut rabaissé à bouffon public. Propriété des vagabonds que l'Eglise méprisait, on l'exhiba, enchaîné, muselé, sur les foires et les marchés, au milieu des bateleurs, jongleurs, escamoteurs. Ce triste pitre gagnait sa pitance en exécutant, contraint, quelques sommaires acrobaties et trois pas de danse maladroits.

p.110

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- Peut-on souffrir de solitude au milieu des siens ?
Il frissonna et murmura, mélancolique :
- Tel est le destin de l'homme qui pense par lui-même.

p.111

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Troublée, elle commençait à se regarder différemment, à jauger son corps qui transpirait la nostalgie de sa perfection déchue, embarrassée par un ennemi nouveau qui lui inspirait la défiance et dont elle ne triompherait pas : le temps.

p.123

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- Dès qu'on se rend à un point, on ne voit plus rien. Le trajet devient fastidieux. 

p.207

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- Des provisions, quelle horreur ! Avec ce procédé, Pannoam a rendu les villageois dépendants ! Produire, entasser, conserver, surveiller, distribuer, planifier, voilà le chemin de l'asservissement. Ils se persuadent de posséder des choses alors que les choses les possèdent. Avant, ce n'était pas ainsi.

p.214

[...]

Avec Barak, je découvrais pour la première fois une opposition que j'allais constamment retrouver au cours des millénaires : la querelle des anciens et des modernes. Les anciens souhaitent conserver, les modernes transformer. Enfin, voilà ce qu'ils affirment... car un examen plus attentif repère autre chose.
Les anciens veulent sauvegarder le monde non tel qu'il est, mais tel qu'il fut. A leurs yeux, le présent, déjà perverti, provoque l'indignation. Sans hésiter, ils désignent le bon modèle dans un passé qu'ils n'ont pas connu. Mon oncle Barak, en plein néolithique, brandissait un avant merveilleux, un âge d'or perdu, celui où les hommes ne vivaient pas en société. Nostalgique, il essayait, à lui seul, de ressusciter ce temps mythique. Utopie mélancolique. 
Les modernes, valorisant l'innovation, s'estiment rationnels, pragmatiques, alors qu'ils jouent avec le feu et virent aux incendiaires. Non seulement ils détruisent ce qui existe, mais ils installent des éléments dont ils ne subodorent ni l'avenir ni les nuisances. Mon père Pannoam introduisait chez nous l'agriculture en y voyant un progrès. Il n'imaginait pas que, pour l'humanité, une vie entièrement concentrée sur le sol conduisait à travailler davantage, à s'ancrer définitivement, à brûler des forêts, à supprimer la diversité de la flore et de la faune, à affronter des famines, à appauvrir l'alimentation, à créer des razzias et des guerres, voire à surpeupler la Terre. Le progrès n'est pas que l'histoire de la connaissance, il se révèle tout autant l'histoire de l'ignorance : il pratique l'aveuglement quant aux conséquences. Utopie prospective.
A première vue, dans ce duel, tout tourne autour du savoir : l'ancien s'en tient au savoir antérieur, le moderne invente un savoir neuf.
Or, en réalité, l'ancien fantasme sur ce qu'il croit savoir pendant que le moderne fantasme sur ce qu'il saura. J'ai donc peur que tout tourne autour de l'ignorance. 

p.215

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Son visage ruisselait de générosité. Quoi de plus intolérable que cette générosité ? On aurait pu croire qu'il m'aimait alors qu'en réalité il aimait m'aimer. Mieux : il s'aimait de m'aimer.

p.243

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En été, les bruits se fondent dans le silence pour le constituer ; en hiver, les bruits deviennent étrangers au silence.

p.265

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[...] si, par un contact énergique, on apporte de la chaleur sur la peau, on risque d'envoyer le sang périphérique refroidi à l'intérieur du corps, ce qui provoque un arrêt du coeur.

p.279

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[...] Son regard me rendait mâle, terrible, magnifique. Elle me contemplait et cela me transformait. Pour la première fois de mon existence, je me demandais si je n'étais pas beau.

p.362

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Comme elle personnifiait toutes sortes de femmes, je personnifiais toutes sortes d'hommes : l'amant, l'aimé, l'ami, l'ennemi, l'égoïste, le bienfaiteur, le dissolu, l'indifférent, le salace, le persécuteur. Entre le lever et le coucher du soleil, je désirais l'étreindre, l'étrangler, pleurer, rire, fuir, l'exhiber, la cacher, me sacrifier. 

p.363

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Nous passâmes la nuit peau à peau sans que je la pénètre. Copuler aurait désacralisé le moment. Dans les étreintes érotiques s'inscrit une histoire, avec un début, un milieu, une fin, l'orgasme sonnant la séparation. A rebours, nous voulions que notre contact ne connaisse pas de terme. Nous recherchions une jouissance autre que celle qui éloigne après avoir uni, nous cultivions une volupté lente, sans spasmes, aussi dépourvues de points culminants que de zones basses. A la petite mort qui succède au plaisir génital, nous préférions la longue vie lancinante des caresses.

p.403

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Noura [...] désignait sur chaque avant-bras le point à pétrir régulièrement. Comme les passagers peinaient à se concentrer, elle traça ce point à l'aide d'une teinture végétale. En en profita pour dessiner un deuxième point, sous la clavicule à la naissance du bras : celui-ci, si on l'enfonçait, procurait un sentiment de bien-être.

Tibor recourait souvent à ces marquages sur la peau, car peau d'hommes de notre époque possédaient des connaissances anatomiques. Il pratiquait donc le tatouage thérapeutique. Cette technique, comme d'autres, fut abandonnée par la suite, puis oubliée, d'autant que ceux qui auraient pu en témoigner sur leurs membres étaient devenus poussière. En 1991, on découvrit en Italie un individu conservé dans la glace depuis cinq mille ans. Retrouvé dans les Alpes de l'Ötzal, il fut baptisé Ötzi. Son corps portait des peintures qu'on crut d'abord rituelles ou esthétiques. Il fallut l'insistance d'esprits libres pour noter que ces dessins marquaient au millimètre près les point d'acupuncture de divers méridiens. L'autopsie montra qu'Ötzi souffrait des lombaires et des genoux : croix et tirets signalaient les points où intervenir pour calmer les douleurs des lombaires et des genoux. 

p.439

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Généralement, la violence reste passagère. Elle relève de la crise. Dès qu'elle persévère, la mort l'abrège. En abolissant tout, le trépas apporte un terme sinon à la violence, du moins à la souffrance qui en résulte. Au fond, la mort appartient à la panoplie du bonheur, la survie à celle de la torture. 

p.444

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Au-delà de la conviction amoureuse, j'apercevais la pertinence de ce qu'affirmait Barak : naguère, Maman était belle ; elle était désormais mignonne. Le flou attendrissait la netteté de ses traits, la coquetterie remplaçait l'insolence, le charme relayait l'autorité, la finesse des multiples et minuscules rides exprimait la délicatesse de son âme, une âme blessée, expérimentée, vaillante. Du mignon au beau, il y a la différence entre un visage qui a essuyé les revers et celui qui se prépare à les affronter.

p.449

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Recommencer... L'idée afflige. Quand on recommence, la mélancolie freine l'allégresse : on pense davantage à ce qui nous manque qu'à ce que l'on crée. Tandis que, lorsqu'on commence, on s'élance.

p.503

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[...] Par la suite, j'ai toujours retrouvé, chez les grands créateurs, cet identique mélange de combustible noble et de combustible ignoble pour constituer le feu. Il faut les deux. Du pur et de l'impur. Un ange ne fait pas une oeuvre, le Diable non plus.

p.536

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[...] Einstein ne remarquait rien de ce qui l'environnait, il ne connaissait ni la flore ni la faune du lac, il ne distinguait pas les plantes qui nourrissent de celle qui empoisonnent ou de celles qui soignent, il ignorait comment prévoir l'orage ou repérer la bourrasque, recoudre ses vêtements, allumer un feu, tailleur un couteau en silex, encore moins l'utiliser. Quant à poser des pièges à lapins ou à loutres, l'idée même n'aurait pas traversé son brillant cerveau ! Il manifestait une inadaptation exhaustive. 
La spécialisation préserve ceux qui ne savent pas faire beaucoup. Au fond, la civilisation a permis la survie des génies et des crétins. Le crétin n'est bon à rien, le génie bon à une seule chose.

p.548

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[...]
Des tuteurs et des enclos apparaissaient. Quel choc ! Les humains indiquaient aux plantes comment elles devaient pousser, aux bêtes où elles devaient loger. Des tuteurs et des enclos ! Une révolution... La terre devenait agricole, les animaux alimentaires. Des forêts et des prairies étaient anéanties, les premières calcinées pour fournir des champs, les secondes ceinturées pour servir de pâturages. Les paysans aux mains calleuses se cassaient le dos, penchés sur l'humus, afin de le défricher, l'épierrer, le fendre, l'amollir, l'émotter, le serfouir, le labourer, le semer. Ils ne vénéraient plus le sol, ils l'utilisaient. Les bêtes, effrayées, fuyaient les flammes et tentaient d'exister loin des hommes, alors qu'avant elles vivaient avec eux. Leur supplice ne s'arrêtait pas là : les hommes créaient deux races, les animaux domestiques, les animaux sauvages. Rebelles à l'asservissement, les sauvages étaient condamnés à l'exode puis à la clandestinité, tandis que le pire attendait les dociles, ceux qui, par malheur, témoignaient un peu de douceur et de sociabilité. Après avoir repéré ceux qui acceptaient de s'alimenter, de se reproduire en captivité, les fermiers les emprisonnaient définitivement et tuaient les farouches. Si la Nature ne permet la survie que des forts et des pugnaces, les hommes pratiquaient une sélection inverse. 

A COMPLETER

p. 552

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Beaucoup d'entre nous logent, au fond d'eux-mêmes, dans un univers différent de leur réalité. Sinon, comment expliquer l'appétit de la littérature chez les uns, la dépression chez les autres ? Les hasards de la naissance nous obligent à parcourir un monde sans rapport avec celui que notre inconscient, lui, continue à habiter.

p.554

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Les hommes rapportent tout à eux. Les événements n'arrivent pas, ils leur arrivent. Mieux : il ne leur arrive pas, il leur sont destinés. Une calamité, aussi durement qu'il la subissent, s'avère un message à leur intention. Peu importe que les bêtes meurent, que les plantes crèvent, que des déserts stérilisent champs et forêts, elle leur est adressée, à eux, à eux seuls. Qui leur parle à travers typhons et cataclysmes ? Les Dieux quand ils pullulaient, Dieu depuis qu'il est devenu célibataire, la Nature maintenant que Dieu s'est absenté. Toujours, une entité intelligente leur administre une leçon. Les Dieux, Dieu, la Nature, se vengent de leur arrogance et les incitent à la modestie. Quel paradoxe ! Des êtres présomptueux affirment que la Puissance les encourage à l'humilité, mais, ce faisant, en manquent puisqu'ils s'érigent en centre et en finalité de la création.!

p.560

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Extraits de Serres chaudes, de Maurice Maeterlinck

CHASSES LASSES Mon âme est malade aujourd’hui, Mon âme est malade d’absences, Mon âme a le mal des silences, Et mes yeux l’éclairent d’ennui...