mercredi, janvier 22, 2025

Extrait de Le premier mot, de Vassilis Alexakis

 - Le soleil ignore les ombres, disait-il. Il ne soupçonne même pas qu'elles existent.

Extrait de Amour Jaunes, de Tristan Corbière

Insomnie, impalpable Bête !

N'as-tu d'amour que dans la tête ?

Pour venir te pâmer à voir,

Sous ton mauvais oeil, l'homme mordre

Ses draps, et dans l'ennui se tordre !...

Sous ton oeil de diamant noir.


Dis : pourquoi, durant la nuit blanche,

Pluvieuse comme un dimanche,

Venir nous lécher comme un chien :

Espérance ou Regret qui veille.

À notre palpitante oreille

Parler bas... et ne dire rien ?


Pourquoi, sur notre gorge aride,

Toujours pencher ta coupe vide

Et nous laisser le cou tendu,

Tantales, soiffeurs de chimère :

– Philtre amoureux ou lie amère

Fraîche rosée ou plomb fondu ! –


Insomnie, es-tu donc pas belle ?...

Eh pourquoi, lubrique pucelle,

Nous étreindre entre tes genoux ?

Pourquoi râler sur notre bouche,

Pourquoi défaire notre couche,

Et... ne pas coucher avec nous ?


Pourquoi, Belle-de-nuit impure,

Ce masque noir sur ta figure ?...

– Pour intriguer les songes d'or ?...

N'es-tu pas l'amour dans l'espace,

Souffle de Messaline lasse,

Mais pas rassasiée encor !


Insomnie, es-tu l'Hystérie...

Es-tu l'orgue de barbarie

Qui moud l'Hosannah des Élus ?...

– Ou n'es-tu pas l'éternel plectre,

Sur les nerfs des damnés-de-lettre,

Râclant leurs vers – qu'eux seuls ont lus.


Insomnie, es-tu l'âne en peine

De Buridan – ou le phalène

De l'enfer ? – Ton baiser de feu

Laisse un goût froidi de fer rouge...

Oh ! viens te poser dans mon bouge !...

Nous dormirons ensemble un peu.

lundi, janvier 20, 2025

Extraits de Aphorismes sous la lune, de Sylvain Tesson

Sans l'humus, on entendrait les feuilles tomber.


Y'a-t-il des mers enchaînées ?


Le brouillard fini toujours par rendre le paysage qu'il a volé


Un jour, les sentiers se vengeront d'avoir été battus


Pris de froid, le temps se couvrit d'une écharpe de brume


Un arbre seul au milieu d'un champ : monument commémoratif d'une forêt disparue


Le vertige est le parapet des suicidaires


Ronciers : la barbe pousse aux vieux chemins


S.O.S. chemins battus


Dans les lieux peu courus, j'ai tendance à ralentir l'allure


Les plissements sont les souvenirs des profonds tourments que connut la Terre jadis


La lune, enceinte de lumière, allait la nuit


Une mouette rieuse peut-elle consoler un saule pleureur ?


Conversation des feuilles dans les arbres : elles parlent du vent, sujet qui les agite


Le froid est un être subtil : il mord, coupe, pénètre ou pique. Le chaud est une brute qui se contente d'assommer.


Les mauvaises herbes : écume des terrains vagues


Tondre la pelouse, ce n'est pas même donner sa chance à l'herbe


Le chasseur fait payer à l'oiseau de voir plus loin que lui.


Pan ! La même syllabe pour le Dieu de la Nature et le fusil qui le blesse


Le printemps devrait nous faire comprendre une bonne fois pour toutes que rien n'est jamais perdu.


La nuit se charge de ramasser les miettes de soleil tombées dans les sous-bois.


L'amour c'est lorsqu'on convie l'autre à la table de sa solitude


La nostalgie, c'est d'être indigné que le temps ose passer sans nous.


La ronce est la vengeance du sentier battu.


Le pépiement des passereaux intime au jour l'ordre de se lever


Si l'homme était un loup pour l'homme, il laisserait le loup tranquille


Bivouaquer dans une sapinière, c'est se préparer à sa mort


Les plumes servent aux oiseaux à tracer des lignes dans le ciel


La Toponymie est la poésie des géographes


Le sentier fait une épingle à cheveux? A-t-il eu peur de quelque chose ?


La Chute, ce fut lorsque l'homme descendit du singe.


Le marais est un quartier chic où vivent les vanneaux huppés


Aller de l'avant, c'est vivre, sauf au bord des falaises


Surpopulation : la Terre n'avait pas prévu son succès.


L'écrivain est le berger des mots. Le paragraphe est leur enclos.


Le temps doit avoir quelque chose à se reprocher pour s'enfuir si vite.


Sapin de Noël : on aura même réussi à rendre les arbres ridicules.


La Géologie est le chevalet du paysage.


Insectes morts au pied du lampadaire : l'extinction des espèces par l'éclairage des espaces.


Les oiseaux dans les bois en savent long sur les promeneurs.


dimanche, janvier 19, 2025

Extrait de Méditations poétiques, de Alphonse de Lamartine

L’isolement

Alphonse de Lamartine

Souvent sur la montagne, à l’ombre du vieux chêne,
Au coucher du soleil, tristement je m’assieds ;
Je promène au hasard mes regards sur la plaine,
Dont le tableau changeant se déroule à mes pieds.

Ici, gronde le fleuve aux vagues écumantes ;
Il serpente, et s’enfonce en un lointain obscur ;
Là, le lac immobile étend ses eaux dormantes
Où l’étoile du soir se lève dans l’azur.

Au sommet de ces monts couronnés de bois sombres,
Le crépuscule encor jette un dernier rayon,
Et le char vaporeux de la reine des ombres
Monte, et blanchit déjà les bords de l’horizon.

Cependant, s’élançant de la flèche gothique,
Un son religieux se répand dans les airs,
Le voyageur s’arrête, et la cloche rustique
Aux derniers bruits du jour mêle de saints concerts.

Mais à ces doux tableaux mon âme indifférente
N’éprouve devant eux ni charme ni transports,
Je contemple la terre ainsi qu’une ombre errante :
Le soleil des vivants n’échauffe plus les morts.

De colline en colline en vain portant ma vue,
Du sud à l’aquilon, de l’aurore au couchant,
Je parcours tous les points de l’immense étendue,
Et je dis : « Nulle part le bonheur ne m’attend. »

Que me font ces vallons, ces palais, ces chaumières,
Vains objets dont pour moi le charme est envolé ?
Fleuves, rochers, forêts, solitudes si chères,
Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé.

Que le tour du soleil ou commence ou s’achève,
D’un oeil indifférent je le suis dans son cours ;
En un ciel sombre ou pur qu’il se couche ou se lève,
Qu’importe le soleil ? je n’attends rien des jours.

Quand je pourrais le suivre en sa vaste carrière,
Mes yeux verraient partout le vide et les déserts ;
Je ne désire rien de tout ce qu’il éclaire,
Je ne demande rien à l’immense univers.

Mais peut-être au-delà des bornes de sa sphère,
Lieux où le vrai soleil éclaire d’autres cieux,
Si je pouvais laisser ma dépouille à la terre,
Ce que j’ai tant rêvé paraîtrait à mes yeux !

Là, je m’enivrerais à la source où j’aspire ;
Là, je retrouverais et l’espoir et l’amour,
Et ce bien idéal que toute âme désire,
Et qui n’a pas de nom au terrestre séjour !

Que ne puis-je, porté sur le char de l’Aurore,
Vague objet de mes vœux, m’élancer jusqu’à toi !
Sur la terre d’exil pourquoi restè-je encore ?
Il n’est rien de commun entre la terre et moi.

Quand la feuille des bois tombe dans la prairie,
Le vent du soir s’élève et l’arrache aux vallons ;
Et moi, je suis semblable à la feuille flétrie :
Emportez-moi comme elle, orageux aquilons !


Le vallon

Mon coeur, lassé de tout, même de l'espérance,

N'ira plus de ses voeux importuner le sort ;

Prêtez-moi seulement, vallon de mon enfance,

Un asile d'un jour pour attendre la mort.


Voici l'étroit sentier de l'obscure vallée :

Du flanc de ces coteaux pendent des bois épais,

Qui, courbant sur mon front leur ombre entremêlée,

Me couvrent tout entier de silence et de paix.


Là, deux ruisseaux cachés sous des ponts de verdure

Tracent en serpentant les contours du vallon ;

Ils mêlent un moment leur onde et leur murmure,

Et non loin de leur source ils se perdent sans nom.


La source de mes jours comme eux s'est écoulée ;

Elle a passé sans bruit, sans nom et sans retour :

Mais leur onde est limpide, et mon âme troublée

N'aura pas réfléchi les clartés d'un beau jour.


La fraîcheur de leurs lits, l'ombre qui les couronne,

M'enchaînent tout le jour sur les bords des ruisseaux,

Comme un enfant bercé par un chant monotone,

Mon âme s'assoupit au murmure des eaux.


Ah ! c'est là qu'entouré d'un rempart de verdure,

D'un horizon borné qui suffit à mes yeux,

J'aime à fixer mes pas, et, seul dans la nature,

A n'entendre que l'onde, à ne voir que les cieux.


J'ai trop vu, trop senti, trop aimé dans ma vie ;

Je viens chercher vivant le calme du Léthé.

Beaux lieux, soyez pour moi ces bords où l'on oublie :

L'oubli seul désormais est ma félicité.


Mon coeur est en repos, mon âme est en silence ;

Le bruit lointain du monde expire en arrivant,

Comme un son éloigné qu'affaiblit la distance,

A l'oreille incertaine apporté par le vent.


D'ici je vois la vie, à travers un nuage,

S'évanouir pour moi dans l'ombre du passé ;

L'amour seul est resté, comme une grande image

Survit seule au réveil dans un songe effacé.


Repose-toi, mon âme, en ce dernier asile,

Ainsi qu'un voyageur qui, le coeur plein d'espoir,

S'assied, avant d'entrer, aux portes de la ville,

Et respire un moment l'air embaumé du soir.


Comme lui, de nos pieds secouons la poussière ;

L'homme par ce chemin ne repasse jamais ;

Comme lui, respirons au bout de la carrière

Ce calme avant-coureur de l'éternelle paix.


Tes jours, sombres et courts comme les jours d'automne,

Déclinent comme l'ombre au penchant des coteaux ;

L'amitié te trahit, la pitié t'abandonne,

Et seule, tu descends le sentier des tombeaux.


Mais la nature est là qui t'invite et qui t'aime ;

Plonge-toi dans son sein qu'elle t'ouvre toujours

Quand tout change pour toi, la nature est la même,

Et le même soleil se lève sur tes jours.


De lumière et d'ombrage elle t'entoure encore :

Détache ton amour des faux biens que tu perds ;

Adore ici l'écho qu'adorait Pythagore,

Prête avec lui l'oreille aux célestes concerts.


Suis le jour dans le ciel, suis l'ombre sur la terre ;

Dans les plaines de l'air vole avec l'aquilon ;

Avec le doux rayon de l'astre du mystère

Glisse à travers les bois dans l'ombre du vallon.


Dieu, pour le concevoir, a fait l'intelligence :

Sous la nature enfin découvre son auteur !

Une voix à l'esprit parle dans son silence :

Qui n'a pas entendu cette voix dans son coeur ?


Solitude

Heureux qui, s'écartant des sentiers d'ici-bas,

à l'ombre du désert allant cacher ses pas,

D'un monde dédaigné secouant la poussière,

Efface, encor vivant, ses traces sur la terre,

Et, dans la solitude enfin enseveli,

Se nourrit d'espérance et s'abreuve d'oubli !

Tel que ces esprits purs qui planent dans l'espace,

Tranquille spectateur de cette ombre qui passe,

Des caprices du sort à jamais défendu,

Il suit de l'œil ce char dont il est descendu !…

Il voit les passions, sur une onde incertaine,

De leur souffle orageux enfler la voile humaine.

Mais ces vents inconstants ne troublent plus sa paix ;

Il se repose en Dieu, qui ne change jamais ;

Il aime à contempler ses plus hardis ouvrages,

Ces monts, vainqueurs des vents, de la foudre et des âges,

Où dans leur masse auguste et leur solidité,

Ce Dieu grava sa force et son éternité.

A cette heure où, frappé d'un rayon de l'aurore,

Leur sommet enflammé que l'Orient colore,

Comme un phare céleste allumé dans la nuit,

Jaillit étincelant de l'ombre qui s'enfuit,

Il s'élance, il franchit ces riantes collines

Que le mont jette au loin sur ses larges racines,

Et, porté par degrés jusqu'à ses sombres flancs,

Sous ses pins immortels il s'enfonce à pas lents.

Là, des torrents séchés le lit seul est sa route ;

Tantôt les rocs minés sur lui pendent en voûte,

Et tantôt, sur leurs bords tout à coup suspendu,

Il recule étonné : son regard éperdu

Jouit avec horreur de cet effroi sublime,

Et sous ses pieds, longtemps, voit tournoyer l'abîme.

II monte, et l'horizon grandit à chaque instant ;

Il monte, et devant lui l'immensité s'étend

Comme sous le regard d'une nouvelle aurore ;

Un monde à chaque pas pour ses yeux semble éclore,

Jusqu'au sommet suprême où son œil enchanté

S'empare de l'espace, et plane en liberté.

Ainsi, lorsque notre âme, à sa source envolée,

Quitte enfin pour toujours la terrestre vallée,

Chaque coup de son aile, en l'élevant aux cieux,

élargit l'horizon qui s'étend sous ses yeux :

Des mondes sous son vol le mystère s'abaisse ;

En découvrant toujours, elle monte sans cesse,

Jusqu'aux saintes hauteurs d'où l'œil du séraphin

Sur l'espace infini plonge un regard sans fin.



Salut, brillants sommets ! champs de neige et de glace !

Vous qui d'aucun mortel n'avez gardé la trace,

Vous que le regard même aborde avec effroi,

Et qui n'avez souffert que les aigles et moi !

Œuvres du premier jour, augustes pyramides

Que Dieu même affermit sur vos bases solides,

Confins de l'univers, qui, depuis ce grand jour,

N'avez jamais changé de forme et de contour !

Le nuage, en grondant, parcourt en vain vos cimes,

Le fleuve en vain grossi sillonne vos abîmes,

La foudre frappe en vain votre front endurci :

Votre front solennel, un moment obscurci,

Sur nous, comme la nuit, versant son ombre obscure,

Et laissant pendre au loin sa noire chevelure,

Semble, toujours vainqueur du choc qui l'ébranla,

Au Dieu qui l'a fondé dire encor : « Me voilà ! »

Et moi, me voici seul sur ces confins du monde !

Loin d'ici, sous mes pieds la foudre vole et gronde ;

Les nuages battus par les ailes des vents

Entrechoquant comme eux leurs tourbillons mouvants,

Tels qu'un autre Océan soulevé par l'orage,

Se déroulent sans fin dans des lits sans rivage,

Et devant ces sommets abaissant leur orgueil,

Brisent incessamment sur cet immense écueil.

Mais, tandis qu'à ses pieds ce noir chaos bouillonne,

D'éternelles splendeurs le soleil le couronne :

Depuis l'heure où son char s'élance dans les airs,

Jusqu'à l'heure où son disque incline vers les mers,

Cet astre, en décrivant son oblique carrière,

D'aucune ombre jamais n'y souille sa lumière,

Et déjà la nuit sombre a descendu des cieux

Qu'à ces sommets encore il dit de longs adieux.



Là, tandis que je nage en des torrents de joie,

Ainsi que mon regard, mon âme se déploie,

Et croit, en respirant cet air de liberté,

Recouvrer sa splendeur et sa sérénité.

Oui, dans cet air du ciel, les soins lourds de la vie,

Le mépris des mortels, leur haine, ou leur envie,

N'accompagnent plus l'homme et ne surnagent pas

Comme un vil plomb, d'eux-même, ils retombent en bas.

Ainsi, plus l'onde est pure, et moins l'homme y surnage,

A peine de ce monde il emporte une image :

Mais ton image, ô Dieu, dans ces grands traits épars,

En s'élevant vers toi grandit à nos regards !

Comme au prêtre habitant l'ombre du sanctuaire,

Chaque pas te révèle à l'âme solitaire

Le silence et la nuit, et l'ombre des forêts,

Lui murmurent tout bas de sublimes secrets ;

Et l'esprit, abîmé dans ces rares spectacles,

Par la voix des déserts écoute tes oracles.

J'ai vu de l'Océan les flots épouvantés,

Pareils aux fiers coursiers dans la plaine emportés,

Déroulant à ta voix leur humide crinière,

Franchir en bondissant leur bruyante barrière,

Puis soudain, refoulés sous ton frein tout-puissant,

Dans l'abîme étonné rentrer en mugissant.

J'ai vu le fleuve, épris des gazons du rivage,

Se glisser flots à flots, de bocage en bocage,

Et dans son lit voilé d'ombrage et de fraîcheur,

Bercer en murmurant la barque du pêcheur ;

J'ai vu le trait brisé de la foudre qui gronde

Comme un serpent de feu se dérouler sur l'onde ;

Le zéphyr embaumé des doux parfums du miel,

Balayer doucement l'azur voilé du ciel ;

La colombe, essuyant son aile encore humide,

Sur les bords de son nid poser un pied timide,

Puis d'un vol cadencé fendant le flot des airs

S'abattre en soupirant sur la rive des mers.

J'ai vu ces monts voisins des cieux où tu reposes,

Cette neige où l'aurore aime à semer ses roses,

Ces trésors des hivers, d'où par mille détours

Dans nos champs desséchés multipliant leur cours,

Cent rochers de cristal, que tu fonds à mesure,

Viennent désaltérer la mourante verdure ;

Et ces ruisseaux pleuvant de ces rocs suspendus,

Et ces torrents grondant dans les granits fendus,

Et ces pics où le temps a perdu sa victoire…

Et toute la nature est un hymne à ta gloire.

Extrait de L'ombilic des limbes, de Antonin Artaud

 Et maintenant, Monsieur le Docteur, que vous voilà bien au fait de ce qui en moi peut être atteint (et guéri par les drogues), du point litigieux de ma vie, j'espère que vous saurez me donner la quantité de liquides subtils, d'agents spécieux, de morphine mentale, capables d'exhausser mon abaissement, d'équilibrer ce qui tombe, de réunir ce qui est séparé, de recomposer ce qui est détruit.

lundi, janvier 13, 2025

Extrait de Comment cuire un ours, de Mikael Niemi

 C'est toute la longue vie d'un homme qui est enfermée dans cette reliure. J'ai l'impression de tenir le temps lui-même entre mes mains. Un temps qui peut avancer, faire un bon vers la fin, recommencer, reculer. Dans la vraie vie, le temps s'écoule toujours dans la même direction, mais dans un livre, il peut en aller autrement. C'est presque inquiétant. Sur les étagères du pasteur, les couvertures alignées sont toutes remplies de différentes sortes de temps. Celui qu'il a fallu pour écrire l'histoire, celui qu'elle décrit et celui qu'il faudra pour la lire. J'ai le vertige quand j'y réfléchis : à partir d'une certain épaisseur de reliure, le livre doit contenir plus de temps que ne peut couvrir une vie humaine. Aucune vie d'homme ne pourra jamais être assez longue pour qu'on y case toutes les choses vécues entre les pages. Aucune tête ne verra jamais défiler toutes les pensées qu'on y a inscrites. Et même si l'on passait sa vie entière à lire un volume après l'autre, on finirait par se heurter à la limite du nombre de livres et de jours restants. L'idée qu'on puisse mettre dans une grande maison plus de livres qu'on ne réussira jamais à en lire, cette idée-là me donne le tournis.

jeudi, janvier 02, 2025

Extraits de Winter, de Rick Bass

 Il y a des forces dans les bois, des forces dans le monde, qui vous revendiquent, qui posent une main sur votre épaule si doucement que vous ne la sentez même pas ; en tout cas, pas au début. Tous les éléments les plus infimes - la direction de la brise du jour, l'unique petite phrase qu'un ami peut vous lâcher, un corbeau volant au-dessus de la prairie et décrivant un arc de cercle pour revenir - vous revendiquent, pour finir, à une puissance cumulative. 


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Et nous contemplons. Nous restons plantés là, en l'honneur de la lumière, à regarder, sans rien faire d'autre. Les oiseaux lancent des appels dans les bois, les colaptes dorés et les grives, et j'ai l'impression que ma vie est sur le point de me parler, tant ce sentiment d'attente, de promesse est puissant. 


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Jim Harrison a trouvé une excellente formule : "Les bois peuvent être un peu étranges. Il faut longtemps pour avoir enfin l'impression d'être un homme des bois, mais ensuite, jamais plus on ne peut redevenir un homme des villes."


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Pourvu que vous avanciez assez lentement, six ou sept mois sont bel et bien une éternité, si vous leur en donnez l'occasion - si vous oubliez les anciennes habitudes et en prenez de nouvelles. Une seule semaine peut durer un temps infini.

samedi, novembre 16, 2024

Extraits de Serres chaudes, de Maurice Maeterlinck

CHASSES LASSES

Mon âme est malade aujourd’hui,
Mon âme est malade d’absences,
Mon âme a le mal des silences,
Et mes yeux l’éclairent d’ennui.

J’entrevois d’immobiles chasses,
Sous les fouets bleus des souvenirs,
Et les chiens secrets des désirs,
Passent le long des pistes lasses.

À travers de tièdes forêts,
Je vois les meutes de mes songes,
Et vers les cerfs blancs des mensonges,
Les jaunes flèches des regrets.

Mon Dieu, mes désirs hors d’haleine,
Les tièdes désirs de mes yeux,
Ont voilé de souffles trop bleus
La lune dont mon âme est pleine.

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HEURES TERNES

Voici d’anciens désirs qui passent,
Encor des songes de lassés,
Encor des rêves qui se lassent ;
Voilà les jours d’espoir passés !

En qui faut-il fuir aujourd’hui !
Il n’y a plus d’étoile aucune :
Mais de la [glace]1 sur l’ennui
Et des linges bleus sous la lune.

Encor des sanglots pris au piège !
Voyez les malades sans feu,
Et les agneaux brouter la neige ;
Ayez pitié de tout, mon Dieu !

Moi, j’attends un peu de réveil,
Moi, j’attends que le sommeil passe,
Moi, j’attends un peu de soleil
Sur mes mains que la lune glace. 

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ÂME DE NUIT

Mon âme en est triste à la fin ;
Elle est triste enfin d’être lasse,
Elle est lasse enfin d’être en vain,
Elle est triste et lasse à la fin
Et j’attends vos mains sur ma face.
 
J’attends vos doigts purs sur ma face,
Pareils à des anges de glace,
J’attends qu’ils m’apportent l’anneau ;
J’attends leur fraîcheur sur ma face,
Comme un trésor au fond de l’eau.
 
Et j’attends enfin leurs remèdes,
Pour ne pas mourir au soleil,
Mourir sans espoir au soleil !
J’attends qu’ils lavent mes yeux tièdes
Où tant de pauvres ont sommeil !
 
Où tant de cygnes sur la mer,
De cygnes errants sur la mer,
Tendent en vain leur col morose !
Où, le long des jardins d’hiver,
Des malades cueillent des roses !
 
J’attends vos doigts purs sur ma face,
Pareils à des anges de glace,
J’attends qu’ils mouillent mes regards,
L’herbe morte de mes regards,
Où tant d’agneaux las sont épars !

Extraits de Premières Poésies & Poésies Nouvelles, d'Alfred de Musset

 Je suis jeune; j'arrive. A moitié de ma route,
Déjà las de marcher, je me suis retourné.
La science de l'homme est le mépris sans doute ;
C'est un droit de vieillard qui ne m'est pas donné.
Mais qu'en dois-je penser ? Il n'existe qu'un être
Que je puisse en entier et constamment connaître
Sur qui mon jugement puisse au moins faire foi,
Un seul !... Je le méprise. - Et cet être, c'est moi.

Qu'ai-je fait ? qu'ai-je appris ? - Le temps est si rapide !
L'enfant marche joyeux, sans songer au chemin ;
Il le croit infini, n'en voyant pas la fin.
Tout à coup il rencontre une source limpide,
Il s'arrête, il se penche, il y voit un vieillard.
Que me dirai-je alors ? Quand j'aurai fait mes peines,
Quand on m'entendra dire : Hélas ! il est trop tard ;
Quand ce sang, qui bouillonne aujourd'hui dans mes veines

Et s'irrite en criant contre un lâche repos,
S'arrêtera, glacé jusqu'au fond de mes os...
O vieillesse ! à quoi donc sert ton expérience ?
Que te sert, spectre vain, de te courber d'avance
Vers le commun tombeau des hommes, si la mort
Se tait en y rentrant, lorsque la vie en sort ?
N'existait-il donc pas à cette loterie
Un joueur par le sort assez bien abattu
Pour que, me rencontrant sur le seuil de la vie,
Il me dît en sortant : N'entrez pas, j'ai perdu !~~~

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A MADEMOISELLE ***

Oui, femmes, quoi qu'on puisse dire
Vous avez le fatal pouvoir
De nous jeter par un sourire
Dans l'ivresse ou le désespoir.

Oui, deux mots, le silence même
Un regard distrait ou moqueur
Peuvent donner à qui vous aime
Un coup de poignard dans le coeur.

Oui, votre orgueil doit être immense,
Car, grâce à notre lâcheté,
Rien n'égale votre puissance,
Sinon votre fragilité.

Mais toute puissance sur terre
Meurt quand l'abus en est trop grand,
Et qui sait souffrir et se taire
S'éloigne de vous en pleurant.

Quel que soit le mal qu'il endure,
Son triste rôle est le plus beau.
J'aime encore mieux notre torture
Que votre métier de bourreau

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TRISTESSE

J'ai perdu ma force et ma vie,
Et mes amis et ma gaieté ; 
J'ai perdu jusqu'à la fierté
Qui faisait croire à mon génie.

Quand j'ai connue la Vérité,
J'ai cru que c'était une amie ; 
Quand je l'ai comprise et sentie,
J'en étais déjà dégoûté.

Et pourtant elle est éternelle,
Et ceux qui se sont passés d'elle
Ici-bas on tout ignoré.

Dieu parle, il faut qu'on lui réponde.
Le seul bien qui me reste au monde
Est d'avoir quelques fois pleuré

~~~

SOUVENIR

J'espérais bien pleurer, mais je croyais souffrir
En osant te revoir, place à jamais sacrée,
O la plus chère tombe et la plus ignorée
Où dorme un souvenir !

Que redoutiez-vous donc de cette solitude,
Et pourquoi, mes amis, me preniez-vous la main,
Alors qu'une si douce et si vieille habitude
Me montrait ce chemin ?

Les voilà, ces coteaux, ces bruyères fleuries,
Et ces pas argentins sur le sable muet,
Ces sentiers amoureux, remplis de causeries,
Où son bras m'enlaçait.

Les voilà, ces sapins à la sombre verdure,
Cette gorge profonde aux nonchalants détours,
Ces sauvages amis, dont l'antique murmure
A bercé mes beaux jours.

Les voilà, ces buissons où toute ma jeunesse,
Comme un essaim d'oiseaux, chante au bruit de mes pas.
Lieux charmants, beau désert où passa ma maîtresse,
Ne m'attendiez-vous pas ?

Ah ! laissez-les couler, elles me sont bien chères,
Ces larmes que soulève un coeur encor blessé !
Ne les essuyez pas, laissez sur mes paupières
Ce voile du passé !

Je ne viens point jeter un regret inutile
Dans l'écho de ces bois témoins de mon bonheur.
Fière est cette forêt dans sa beauté tranquille,
Et fier aussi mon coeur.

Que celui-là se livre à des plaintes amères,
Qui s'agenouille et prie au tombeau d'un ami.
Tout respire en ces lieux ; les fleurs des cimetières
Ne poussent point ici.

Voyez ! la lune monte à travers ces ombrages.
Ton regard tremble encor, belle reine des nuits ;
Mais du sombre horizon déjà tu te dégages,
Et tu t'épanouis.

Ainsi de cette terre, humide encor de pluie,
Sortent, sous tes rayons, tous les parfums du jour :
Aussi calme, aussi pur, de mon âme attendrie
Sort mon ancien amour.

Que sont-ils devenus, les chagrins de ma vie ?
Tout ce qui m'a fait vieux est bien loin maintenant ;
Et rien qu'en regardant cette vallée amie
Je redeviens enfant.

O puissance du temps ! ô légères années !
Vous emportez nos pleurs, nos cris et nos regrets ;
Mais la pitié vous prend, et sur nos fleurs fanées
Vous ne marchez jamais.

Tout mon coeur te bénit, bonté consolatrice !
Je n'aurais jamais cru que l'on pût tant souffrir
D'une telle blessure, et que sa cicatrice
Fût si douce à sentir.

Loin de moi les vains mots, les frivoles pensées,
Des vulgaires douleurs linceul accoutumé,
Que viennent étaler sur leurs amours passées
Ceux qui n'ont point aimé !

Dante, pourquoi dis-tu qu'il n'est pire misère
Qu'un souvenir heureux dans les jours de douleur ?
Quel chagrin t'a dicté cette parole amère,
Cette offense au malheur ?

En est-il donc moins vrai que la lumière existe,
Et faut-il l'oublier du moment qu'il fait nuit ?
Est-ce bien toi, grande âme immortellement triste,
Est-ce toi qui l'as dit ?

Non, par ce pur flambeau dont la splendeur m'éclaire,
Ce blasphème vanté ne vient pas de ton coeur.
Un souvenir heureux est peut-être sur terre
Plus vrai que le bonheur.

Eh quoi ! l'infortuné qui trouve une étincelle
Dans la cendre brûlante où dorment ses ennuis,
Qui saisit cette flamme et qui fixe sur elle
Ses regards éblouis ;

Dans ce passé perdu quand son âme se noie,
Sur ce miroir brisé lorsqu'il rêve en pleurant,
Tu lui dis qu'il se trompe, et que sa faible joie
N'est qu'un affreux tourment !

Et c'est à ta Françoise, à ton ange de gloire,
Que tu pouvais donner ces mots à prononcer,
Elle qui s'interrompt, pour conter son histoire,
D'un éternel baiser !

Qu'est-ce donc, juste Dieu, que la pensée humaine,
Et qui pourra jamais aimer la vérité,
S'il n'est joie ou douleur si juste et si certaine
Dont quelqu'un n'ait douté ?

Comment vivez-vous donc, étranges créatures ?
Vous riez, vous chantez, vous marchez à grands pas ;
Le ciel et sa beauté, le monde et ses souillures
Ne vous dérangent pas ;

Mais, lorsque par hasard le destin vous ramène
Vers quelque monument d'un amour oublié,
Ce caillou vous arrête, et cela vous fait peine
Qu'il vous heurte le pied.

Et vous criez alors que la vie est un songe ;
Vous vous tordez les bras comme en vous réveillant,
Et vous trouvez fâcheux qu'un si joyeux mensonge
Ne dure qu'un instant.

Malheureux ! cet instant où votre âme engourdie
A secoué les fers qu'elle traîne ici-bas,
Ce fugitif instant fut toute votre vie ;
Ne le regrettez pas !

Regrettez la torpeur qui vous cloue à la terre,
Vos agitations dans la fange et le sang,
Vos nuits sans espérance et vos jours sans lumière :
C'est là qu'est le néant !

Mais que vous revient-il de vos froides doctrines ?
Que demandent au ciel ces regrets inconstants
Que vous allez semant sur vos propres ruines,
A chaque pas du Temps ?

Oui, sans doute, tout meurt ; ce monde est un grand rêve,
Et le peu de bonheur qui nous vient en chemin,
Nous n'avons pas plus tôt ce roseau dans la main,
Que le vent nous l'enlève.

Oui, les premiers baisers, oui, les premiers serments
Que deux êtres mortels échangèrent sur terre,
Ce fut au pied d'un arbre effeuillé par les vents,
Sur un roc en poussière.

Ils prirent à témoin de leur joie éphémère
Un ciel toujours voilé qui change à tout moment,
Et des astres sans nom que leur propre lumière
Dévore incessamment.

Tout mourait autour d'eux, l'oiseau dans le feuillage,
La fleur entre leurs mains, l'insecte sous leurs pieds,
La source desséchée où vacillait l'image
De leurs traits oubliés ;

Et sur tous ces débris joignant leurs mains d'argile,
Etourdis des éclairs d'un instant de plaisir,
Ils croyaient échapper à cet être immobile
Qui regarde mourir !

Insensés ! dit le sage. Heureux dit le poète.
Et quels tristes amours as-tu donc dans le coeur,
Si le bruit du torrent te trouble et t'inquiète,
Si le vent te fait peur?

J'ai vu sous le soleil tomber bien d'autres choses
Que les feuilles des bois et l'écume des eaux,
Bien d'autres s'en aller que le parfum des roses
Et le chant des oiseaux.

Mes yeux ont contemplé des objets plus funèbres
Que Juliette morte au fond de son tombeau,
Plus affreux que le toast à l'ange des ténèbres
Porté par Roméo.

J'ai vu ma seule amie, à jamais la plus chère,
Devenue elle-même un sépulcre blanchi,
Une tombe vivante où flottait la poussière
De notre mort chéri,

De notre pauvre amour, que, dans la nuit profonde,
Nous avions sur nos coeurs si doucement bercé !
C'était plus qu'une vie, hélas ! c'était un monde
Qui s'était effacé !

Oui, jeune et belle encor, plus belle, osait-on dire,
Je l'ai vue, et ses yeux brillaient comme autrefois.
Ses lèvres s'entr'ouvraient, et c'était un sourire,
Et c'était une voix ;

Mais non plus cette voix, non plus ce doux langage,
Ces regards adorés dans les miens confondus ;
Mon coeur, encor plein d'elle, errait sur son visage,
Et ne la trouvait plus.

Et pourtant j'aurais pu marcher alors vers elle,
Entourer de mes bras ce sein vide et glacé,
Et j'aurais pu crier : " Qu'as-tu fait, infidèle,
Qu'as-tu fait du passé? "

Mais non : il me semblait qu'une femme inconnue
Avait pris par hasard cette voix et ces yeux ;
Et je laissai passer cette froide statue
En regardant les cieux.

Eh bien ! ce fut sans doute une horrible misère
Que ce riant adieu d'un être inanimé.
Eh bien ! qu'importe encore ? O nature! ô ma mère !
En ai-je moins aimé?

La foudre maintenant peut tomber sur ma tête :
Jamais ce souvenir ne peut m'être arraché !
Comme le matelot brisé par la tempête,
Je m'y tiens attaché.

Je ne veux rien savoir, ni si les champs fleurissent;
Ni ce qu'il adviendra du simulacre humain,
Ni si ces vastes cieux éclaireront demain
Ce qu'ils ensevelissent.

Je me dis seulement : " À cette heure, en ce lieu,
Un jour, je fus aimé, j'aimais, elle était belle. "
J'enfouis ce trésor dans mon âme immortelle,
Et je l'emporte à Dieu !

Extraits de Les Chansons et les Heures, de Marie Noël

Connais-moi si tu peux, ô passant, connais-moi!
Je suis ce que tu crois et suis tout le contraire :
La poussière sans nom que ton pied foule à terre
Et l'étoile sans nom qui peut guider ta foi.

Je suis et ne suis pas telle qu'en apparence :
Calme comme un grand lac où reposent les cieux,
Si calme qu'en plongeant tout au fond de mes yeux,
Tu te verras en leur fidèle transparence...

Si calme, ô voyageur... Et si folle pourtant!
Flamme errante, fétu, petite feuille morte
Qui court, danse, tournoie et que la vie emporte
Je ne sais où mêlée aux vains chemins du vent.

Sauvage, repliée en ma blancheur craintive
Comme un cygne qui sort d'une île sur les eaux,
Un jour, et lentement à travers les roseaux
S'éloigne sans jamais approcher de la rive...

-Si doucement hardie, ô voyageur, pourtant!
Un confiant moineau qui vient se laisser prendre
Et dont tu sens, les doigts serrés pour mieux l'entendre,
Tout entier dans ta main le coeur chaud et battant. -

Forte comme en plein jour une armée en bataille
Qui lutte, saigne, râle et demeure debout;
Qui triomphe de tout, risque tout, souffre tout,
Silencieuse et haute ainsi qu'une muraille...

Faible comme un enfant parti pour l'inconnu
Qui s'avance à tâtons de blessure en blessure
Et qui parfois a tant besoin qu'on le rassure
Et qu'on lui donne un peu la main, le soir venu...

Ardente comme un vol d'alouette qui vibre
Dans le creux de la terre et qui monte au réveil,
Qui monte, monte, éperdument, jusqu'au soleil,
Bondissant, enflammé, téméraire, fou, libre!...

Et plus frileuse, plus, qu'un orphelin l'hiver
Qui tout autour des foyers clos s'attarde, rôde
Et désespérément cherche une place chaude
Pour s'y blottir longtemps sans bouger, sans voir clair...

Chèvre, tête indomptée, ô passant, si rétive
Que nul n'osera mettre un collier à son cou,
Que nul ne fermera sur elle son verrou,
Que nul hormis la mort ne la fera captive...

Et qui se donnera tout entière pour rien,
Pour l'amour de servir l'amour qui la dédaigne,
D'avoir un pauvre coeur qui mendie et qui craigne
Et de suivre partout son maître comme un chien...

Connais-moi! Connais-moi! Ce que j'ai dit, le suis-je?
Ce que j'ai dit est faux - Et pourtant c'était vrai! -
L'air que j'ai dans le coeur est-il triste ou bien gai ?
Connais-moi si tu peux. Le pourras-tu ?... Le puis-je ?...

Quand ma mère vanterait
A toi son voisin, son hôte,
Mes cent vertus à voix haute
Sans vergogne, sans arrêt;
Quand mon vieux curé qui baisse
Te raconterait tout bas
Ce que j'ai dit à confesse...
Tu ne me connaîtras pas.

Ô passant, quand tu verrais
Tous mes pleurs et tout mon rire,
Quand j'oserais tout te dire
Et quand tu m'écouterais,
Quand tu suivrais à mesure
Tous mes gestes, tous mes pas,
Par le trou de la serrure...
Tu ne me connaîtras pas!

Et quand passera mon âme
Devant ton âme un moment
Éclairée à la grand-flamme
Du suprême jugement,
Et quand Dieu comme un poème
La lira toute aux élus,
Tu ne sauras pas lors même

Ce qu'en ce monde je fus... 


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DIALOGUES


Comme la tombe sur les morts mon cœur est lourd,

La tombe sur les morts close avec de la pierre.

Mes yeux veulent toujours regarder en arrière.

Qu'ai-je donc égaré le long du temps qui court ?

 

— Va prier le soleil pour que mon champ prospère,

C'est ta dot qui mûrit dans nos blés.

                              — Oui mon père.

 

Depuis qu'on a fermé la porte sur ses pas,

La nappe du festin est à jamais pliée.

Je ne sais s'il m'a tout à fait oubliée,

Mais quand je le rencontre il ne me parle pas.

 

— Sommes-nous au couvent ? Cette robe sévère

Ôte-la. Mets ta robe à volants

                              — Oui ma mère.

 

J'ai mal... je ne sais pas où souffrir me conduit,

Et dans mon cœur j'entends un rossignol de flamme

Désespéré qui chante, chante à perdre l'âme.

Mais j'attends pour pleurer, comme j'attends la nuit !

 

— Sœur, la chanson d'amour que tu savais naguère,

Celle où passe un oiseau, chante-là...

                              — Oui mon frère.

 

Quand donc viendra la mort dont les pas font frémir 

Pour qu'enfin de l'aimer, enfin ! je me repose...

Il sera doux le jour où de la chambre close

On joindra les volets pour me laisser dormir.

 

— Sœur partons ! Serais-tu par hasard endormie ?

Le bal est commencé. Vite, allons !

                              — Oui ma mie.

 

Extrait de Le premier mot, de Vassilis Alexakis

 - Le soleil ignore les ombres, disait-il. Il ne soupçonne même pas qu'elles existent.