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L'intimité perdue est le nom que, dans la généalogie d'un éloignement continu, Bataille donna à l'ensemble des formes sociales par lesquelles les hommes d'autrefois demeurèrent liés à la violence du fait brut de l'univers et au mystère de leur existence contenue dans les rets de toutes les autres existences.
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Mais là ù cette éventualité peut se poser, il faut abandonner, si riche et exubérant qu'il soit, l'extraordinaire matériau offert par la puissance allégorique et mythique du monde animal, en d'autres termes s'efforcer de rester sur un seuil antérieur à toute interprétation. Seuil où l'animal, n'étant plus rapportable à une savoir qui le localise ou à une légende qui le traverse, se pose dans la pire apparition de sa singularité : comme un être distinct ayant part au vivant et qui nous regarde comme tel, avant toute détermination.
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[...] d'un côté il y aurait le clan des dominants, e ceux qui ne laisseront jamais les animaux franchir le seuil autrement que sous des formes convenues qui les tiennent malgré tout à distance, et de l'autre, ceux qui justement ne savent pas régler cette distance, ceux que trouble le moindre écart ou la moindre lueur et pour qui l'affaire du partage entre l'homme et l'animal non seulement n'est pas réglée une fois pour toutes mais se relance à chaque instant ou à chaque occasion, dès qu'un animal paraît. Ce serait un peu comme une montagne avec deux versants, l'un sans animaux, l'autre où ils sont présents, le seul selon moi éclairé d'un soleil.
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Mais même dans le plus commun l'étrangeté est entière : prendre dans sa main un oiseau qui s'est égaré à l'intérieur d'une maison, flatter le cou d'un âne à l'entrée d'un pré, caresser u chat que l'on rencontre ou que l'on connaît et même se saisir d'une sauterelle et la sentir remuer, ce ne sont certes pas là des expériences exceptionnelles, ou déviantes. Chacun, enfant comme adulte, les a connues et les refait, mais pour peu qu'on s'y arrête et qu'on en laisse de côté la familiarité éventuelle, et alors commence tout de même à chaque fois le récit inconnu - la surprise infinie qu'il y ait là un être et qu'il ait cette forme, si petite ou si grande, cette forme qui est aussi une tension et une chaleur, un rythme et un saisissement : de la vie a été attrapée et condensée, a fini par se trouver une place dans un recoin de l'espace-temps, le fonds d'existence qui nous rattache aux créatures passe aussi par cet universel de la respiration et de la fièvre, c'est une palpitation qui nous est tendue, donnée, parfois tellement infirme et rapide - avec des pouls si légers et des os qui sont comme des brindilles, mais d'un bout à l'autre de la chaîne passe quelque chose d'unanime et de stupéfié qui nous lie.
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L'ouvert ! Voler en était, en serait le principe : si au commencement de la vie le choix nous était offert entre voler et penser, que choisirions-nous ?Ce qu'il faut bien comprendre ici, c'est qu'il n'est aucunement question de lyrisme, le devenir-oiseau n'xeiste qu'en pensée : ce mouvement de la pensée que l'oiseau n'a pas il l'incarne, il est cette pensée et à cela aussi tient le prodige.
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Marcher dans une simple forêt (mais, justement, aucune forêt n'est simple), c'est traverser des territoires qui s'enchevêtrent et qui investissent la totalité de l'espace : le sous-sol, le sol, les arbres des racines aux frondaisons, l'air, l'eau, la vase. Il y a ce que l'on voit et ce que l'on entend, et tout ce que l'on pressent, devine, soupçonne - quelques points de manifestation formés en broderie éphémère au sein de l'immensité en pointillés des choses latentes.
Et c'est ainsi qu'il faut imaginer la, les vie(s) animale(s) : des vivants immergés dans la signifiance, continûment attentifs, qui n'ont rien d'autre peut-être que les apparences, que le mouvement toujours tremblé des apparences. Mais ce qu'ils captent ainsi, cette moire de signes et de signaux qui les inquiète et les conduit, c'est tout la perméabilité de leur Umwelt qui la déploie autour d'eux. Seule leur forme, comme la nôtre, outre le vieillissement, est finie. Ce qui l'entoure, l'accueille, le menace, est infini.