jeudi, octobre 31, 2024

Extraits de Le Versant animal, de Jean-Christophe Bailly

p. 25

L'intimité perdue est le nom que, dans la généalogie d'un éloignement continu, Bataille donna à l'ensemble des formes sociales par lesquelles les hommes d'autrefois demeurèrent liés à la violence du fait brut de l'univers et au mystère de leur existence contenue dans les rets de toutes les autres existences.  


p. 32

Mais là ù cette éventualité peut se poser, il faut abandonner, si riche et exubérant qu'il soit, l'extraordinaire matériau offert par la puissance allégorique et mythique du monde animal, en d'autres termes s'efforcer de rester sur un seuil antérieur à toute interprétation. Seuil où l'animal, n'étant plus rapportable à une savoir qui le localise ou à une légende qui le traverse, se pose dans la pire apparition de sa singularité : comme un être distinct ayant part au vivant et qui nous regarde comme tel, avant toute détermination. 


p. 83

[...] d'un côté il y aurait le clan des dominants, e ceux qui ne laisseront jamais les animaux franchir le seuil autrement que sous des formes convenues qui les tiennent malgré tout à distance, et de l'autre, ceux qui justement ne savent pas régler cette distance, ceux que trouble le moindre écart ou la moindre lueur et pour qui l'affaire du partage entre l'homme et l'animal non seulement n'est pas réglée une fois pour toutes mais se relance à chaque instant ou à chaque occasion, dès qu'un animal paraît. Ce serait un peu comme une montagne avec deux versants, l'un sans animaux, l'autre où ils sont présents, le seul selon moi éclairé d'un soleil.


p. 92

Mais même dans le plus commun l'étrangeté est entière : prendre dans sa main un oiseau qui s'est égaré à l'intérieur d'une maison, flatter le cou d'un âne à l'entrée d'un pré, caresser u chat que l'on rencontre ou que l'on connaît et même se saisir d'une sauterelle et la sentir remuer, ce ne sont certes pas là des expériences exceptionnelles, ou déviantes. Chacun, enfant comme adulte, les a connues et les refait, mais pour peu qu'on s'y arrête et qu'on en laisse de côté la familiarité éventuelle, et alors commence tout de même à chaque fois le récit inconnu - la surprise infinie qu'il y ait là un être et qu'il ait cette forme, si petite ou si grande, cette forme qui est aussi une tension et une chaleur, un rythme et un saisissement : de la vie a été attrapée et condensée, a fini par se trouver une place dans un recoin de l'espace-temps, le fonds d'existence qui nous rattache aux créatures passe aussi par cet universel de la respiration et de la fièvre, c'est une palpitation qui nous est tendue, donnée, parfois tellement infirme et rapide - avec des pouls si légers et des os qui sont comme des brindilles, mais d'un bout à l'autre de la chaîne passe quelque chose d'unanime et de stupéfié qui nous lie. 


p.98

L'ouvert ! Voler en était, en serait le principe : si au commencement de la vie le choix nous était offert entre voler et penser, que choisirions-nous ?Ce qu'il faut bien comprendre ici, c'est qu'il n'est aucunement question de lyrisme, le devenir-oiseau n'xeiste qu'en pensée : ce mouvement de la pensée que l'oiseau n'a pas il l'incarne, il est cette pensée et à cela aussi tient le prodige. 


p. 118

Marcher dans une simple forêt (mais, justement, aucune forêt n'est simple), c'est traverser des territoires qui s'enchevêtrent et qui investissent la totalité de l'espace : le sous-sol, le sol, les arbres des racines aux frondaisons, l'air, l'eau, la vase. Il y a ce que l'on voit et ce que l'on entend, et tout ce que l'on pressent, devine, soupçonne - quelques points de manifestation formés en broderie éphémère au sein de l'immensité en pointillés des choses latentes. 

Et c'est ainsi qu'il faut imaginer la, les vie(s) animale(s) : des vivants immergés dans la signifiance, continûment attentifs, qui n'ont rien d'autre peut-être que les apparences, que le mouvement toujours tremblé des apparences. Mais ce qu'ils captent ainsi, cette moire de signes et de signaux qui les inquiète et les conduit, c'est tout la perméabilité de leur Umwelt qui la déploie autour d'eux. Seule leur forme, comme la nôtre, outre le vieillissement, est finie. Ce qui l'entoure, l'accueille, le menace, est infini. 

Extraits de Les Chants mêlés de la Terre de l'Humanité, de Jean-Claude Ameisen

 (en parlant de Bernie Krause, bio-acousticien)

Il réalise alors que si nous séparons les sons produits par un animal du fond sonore dans lequel ils sont émis, nous ne pouvons les comprendre. Nous perdons une part essentielle de leur signification. Nous les coupons de leur contexte, du tissu de leurs interrelations, de la trame des écosystèmes qu'ils construisent et qui les construit. Il réalise que chaque animal crée et occupe une niche écologique sonore particulière dans ce paysage de sons qu'est tout écosystème. 


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La mort n'est pas seulement la faucheuse qui vient détruire de l'extérieur : elle est ancrée au coeur même du vivant, au coeur de chacune des cellules qui composent les êtres vivants, et l'autodestruction des cellules participe, de l'intérieur, à la construction de la forme et de la complexité des êtres vivants. 


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Et pour ces raisons, ce que nous pouvons préserver, ce n'est pas l'état actuel du monde vivant et de notre planète : c'est sa capacité à se renouveler, à évoluer, et à nous permettre d'y vivre.


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L'humanité a désormais acquis une telle domination sur le monde matériel et un tel pouvoir d'augmenter en nombre qu'il est probable qu'elle envahira toute la surface de la Terre jusqu'à l'annihilation de chacun des belles et merveilleuses variétés d'êtres animés. 

   Charles Darwin, La Variation des animaux et des plantes à l'état domestique


dimanche, octobre 27, 2024

Extraits de Préférer l'hiver, de Aurélie Jeannin

Je sais qu'elle fait de gros efforts, de puis toujours, pour essayer de vivre bien. De ne pas se laisser embarquer par elle-même. Elle connaît les discours théoriques et les démonstrations méthodiques. Elle sait. Elle croit sur parole ceux qui disent que le salut se trouve dans le temps présent. Elle est d'accord pour célébrer la légèreté, la joie. Elle ne peut pas être contre. Mais ça n'est pas elle. Malgré ses efforts et ses résolutions, aborder la vie avec distance, parvenir à ne pas ployer sous le poids de la nostalgie comme sous celui de l'anticipation, ça n'est pas elle. Je crois, alors que  j'ai aujourd'hui l'âge qu'elle avait lorsqu'elle m'a mise au monde, que Maman a abandonné cette quête. Elle lui a donné une autre direction, à sa manière. Une qui lui permet de respirer plutôt normalement, d'apprécier certains moments et certaines compagnies, de sa satisfaire de tout un tas de choses. Elle sait, je crois, qu'elle en ressentira jamais la joie de vivre.


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Je sais qu'elle a ce fantasme absolu. Parvenir à saisir pleinement et entièrement les choses. Parvenir à les saisir d'un seul et même regard, dans leur complexité infime et leur reliance totale. Elle parle d'un objet poli et rond ; elle aimerait que sa vie trouve sa forme. Qu'elle puisse expliquer l'origine de chaque chose, ce que chaque événement a pu générer à sa suite. Une masse d'interconnexions dont on pourrait s'emparer globalement pour enfin comprendre vraiment.


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 On ne tient pas vraiment debout, on se relève, on retombe et on se relève. Et on le fait à chaque seconde. Tout cela mis bout à bout fait que nous tenons debout. en restant dans le passé, on tombe en arrière, et rien ne nous retient. Si on se projette, on tombe en avant, dans ce trou incertain que représente l'avenir. Il faut être dans le présent, de façon absolue, profonde, totale, pour, à défaut de continuer de vivre, au moins ne pas mourir.


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Ca ne veut pas dire que maman ne ressent rien. Juste qu'en un temps donné, ses émotions s'enchaînent à une vitesse telle que le point ultime est rapidement atteint.


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Je ne cherche pas à ce que l'on me raconte une histoire. Je veux que cela soit divinement écrit. Je veux sentir l'équilibre parfait des tournures; Le poids des mots qui se pondèrent dans les phrases. Je veux cette fluidité qui transporte. Quand tout coule et semble si juste, mais alors si juste. 


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Je m'étais juste dit que nous avions tous bien tort d'imaginer nous connaître les uns les autres. Nous sommes des mystères qui ont mine de se comprendre pour que le monde tourne à peu près. Au-delà, nous sommes, me semble-t-il, plutôt seuls. 


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Je m'étais perdue en moi. J'étais devenue labyrinthique. Je m'épuisais. Et tous mes efforts pour me comprendre ne faisaient qu'accentuer la dérive de ma propre boussole. 


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J'avais le sentiment d'assister à mon agonie. De rire de moi-même, m'observant me débattre. Me moquant de mes essais pour comprendre et m'en sortir. J'étais comme un monstre s'autoalimentant. Alors, je me détestais. Et pour m'en sortir, je continuais de chercher mes failles. Comme j'en trouvais, elles se renforçaient, se nourrissaient les unes es autres. Je ne pouvais pas tout comprendre. Cela m'épuisait.


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Ouvrir les yeux pour chasser le noir de mes paupières.


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Vous n'êtes pas folle. Vous n'êtes pas malade. Vous venez de découvrir que dans votre cerveau, les informations, les idées et les émotions ne s'enfilent pas comme des perles sur un fil, mais tissent une toile. Ou se ramifient comme pousserait un arbre. [...] Votre acuité vous expose, vous rend perméable, sensible et alerte. C'est une forme de vulnérabilité mais aussi une incroyable force. En vous écoutant et en vous respectant, vous trouverez comment composer avec vous-même. Vous trouverez les bons environnements pour vous. Et vous serez heureuse. 


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Ma singularité, comme tout un chacun, était ce qui m'avait construite autant que ce qui m'avait rendu bancale. J'avais appris à marcher avec. L'abandonner, même au profit de quelque chose de meilleur, était un chemin difficile. C'était lâcher une part de mon identité, alors même qu'il me semblait en être à la recherche. Comment alors, laisser glisser ce manteau ? Comment muer ?


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Il y avait une porte, et j'avais des clés. Je le savais, le chemin serait encore long. Il y aurait mes réflexes et mes crispations naturelles. Je savais mes boîtes noires. Mais je savais aussi, j'allais le découvrir, mes ressources et mes ressorts. C'était le prix d'un abandon salvateur. J'étais en droit d'espérer que le reste de ma vie soit un beau chemin. 


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Presque toujours, j'ai laissé mon exigence, ou mon inquiétude, rogner mon bonheur. Et je pensais, avec  un fond de condescendance dont j'étais consciente mais que je ne parvenais pas à éviter malgré tous mes efforts pour le repousser loin, qu'il y avait dans le bonheur quelque chose de simpliste. Je l'ai donc étouffé, en soignant mon excessive conscience des choses. Je trouvais toujours matière à doucher n'importe quel élan de spontanéité ou de joie simple. Je pensais qu'en redoutant le pire, en permanence, je parviendrais à le tenir à distance. J'ai ainsi sapé mon plaisir, longtemps, tout le temps. [...] Il est difficile de formuler un regret à propos d'un fait ou d'un état dont on sait qu'aucune alternative ne se présentait vraiment.


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Je suis fatiguée d'être moi, fatiguée de mes détours, de la vivacité de mes pensées qui ne me laissent aucun répit.


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Je sens que je vais pouvoir quitter l'hiver. Accéder à une forme de légèreté compensatrice. Peut-être. Une légèreté profonde. Mais présente. Qui m'a sauvée bien des fois, lorsque le monde était là, à m'entourer et me regarder. Une légèreté que je dois apprivoiser pour apaiser cette noirceur qui m'est si facile mais qui m'effraie trop souvent. Ma rouille. Je lis ce soir : Se faire à moitié tuer une fois, ça doit être mieux qu'être à moitié vivant pour toujours.

Extraits de Mousse, de Klaus Modick

 Je suis capable de nommer "correctement" le splendide vieux pin dont les branches fouettent la fenêtre du haut par grand vent, et...