On peut lui donner un autre sens aujourd'hui. S'enforester, c'est une double capture : on va autant dans la forêt qu'elle emménage en nous.
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Et comme l'évolution vous donne de la joie à explorer et activer ce qui est bon pour vous, pour votre lignée (ce qui souvent se superpose, parfois se contredit), le joie de courir quotidienne du cheval est un écho criant des crocs des fauves disparus.
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Pourquoi ai-je une main, et cette main-là ? Parce qu'il y a des arbres. Parce qu'il y a eu des forêts. A cause d'elle. De la branche. De la vie de branche en branche. De la vie dans la forêt. De la forêt elle-même.
Autant qu'on entend l'écho des loups préhistoriques dans le sabot du cheval, on peut entrapercevoir le fantôme des arbres du passé dans le coeur de nos mains.
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Et dans nos lits au coeur des grandes villes, quand nous dormons à poings fermés, est-ce encore ce souvenir que l'on serre, pour se tenir à l'abri, dans les frondaisons des forêts disparues du monde ?
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Nous sommes l'animal disruptif, capable de prendre de vitesse par ses propres inventions les rythmiques vivantes en lui et hors de lui. Capable de faire avec ses mains et son intelligence d'animal des mondes qui le doublent et le laissent en désaccord avec le monde vivant qui l'a fait. Nous sommes le castor disruptif, capable de retourner sa nature d'espèce ingénieur contre lui-même. "Retourner la nature contre elle-même", c'était la définition hégélienne de la technique - avec cette nuance, elle prend ici un autre sens et une autre dimension.
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Tous les passés dans le même présent
Pour comprendre vraiment ce qu'est une forêt primaire, pour fabriquer un mythe d'elle qui ne soit pas juste un miroir réactif de nous, un fantasme de virginité, il faut désormais enquêter sur son rapport unique au temps. Pour l'explorer, nous avons besoin d'un concept philosophique. J'appelle hétérochronie la coprésence de plusieurs passés à la surface du même présent, et leur capacité à communiquer, à interagir pour inventer des réponses aux sollicitations de l'avenir. Ce phénomène est une des grandes originalités du vivant dans le cosmos. Si une forêt primaire est une expé- rience si puissante pour nous, et au sens d'une expérience de la vie elle-même, d'un coup tenté, c'est parce qu'elle manifeste simultanément trois types d'hétérochronies, qui se tissent entre elles.
Arrêtons-nous un instant devant un paysage forestier, n'importe lequel: la vue embrasse une société immobile, pure présence, où des fou- gères vivent à l'ombre des conifères, où des lichens et des mousses prospèrent sur les troncs des feuillus. C'est dire que dans le même milieu, la même temporalité, toutes les inventions évolutives du végétal coha- bitent, depuis la mousse, algue nomade qui a appris à respirer sur terre ily a quelques cinq cent millions d'années, à la fougère dont les premières représentantes ont côtoyé les dinosaures; aux arbres, ces mousses atti- rées par le ciel, qui ont inventé bien plus tard la verticalité (avec ces cellules qui permettent de construire en dur et vers l'azur, la lignine et la cellulose); aux conifères qui ont inventé il y a deux cent millions d'années le sexe avec Je vent, et aux angiospermes qui ont inventé la fleur et le fruit pour inviter les animaux et les insectes dans leur sexualité hospitalière, il y a quelques cent trente millions d'années. Et se tissent à elles les inventions fongiques. vieilles de milliards d'années, et les bactériennes, les insectoïdes et les animales, si récentes". Toutes ces inventions évolutives, qu'on peut dater à des périodes géologiques différentes, sont visibles et interagissent dans le même présent, comme dans une maison d'hôtes cohabiteraient au jour le jour Lucy, Ötzi, Homère et Sappho, Confucius et Hildegarde de Bingen. les paysans médiévaux et Léonard de Vinci, Olympe de Gouges, Churchill et Hannah Arendt, Beyoncé et vous, dans le même présent, le même foyer disputé mais partagé, entretissé.
Cette hétérochronie, je la nomme « cohabitation entre ancêtres 4 elle ouvre l'espace des relations écologiques possibles. Cohabiter avec des ascendants gymnospermes, bryophytes, lichens, champignons, qui ont exploré les voies de l'existence ouvertes avant nous. Ce ne sont bien sûr pas des ancêtres au sens strict: ce sont les descendants des ancêtres qui n'ont pas pris le chemin des innovations clés les plus récentes. Les mousses actuelles explorent encore le mode d'existence inventé par le végétal à la sortie des eaux il y a quelques centaines de millions d'années, elles n'ont pas pris la bifurcation de l'invention de la vascularité, de telle sorte qu'elles manifestent encore dans les communautés présentes des formes très anciennes de métabolisme, qui ont évolué sur leur chemin, très ajustées à la vie. Il nous faut imaginer la gamme de combinaisons que cette coprésence de tous les passés à la surface du présent permet comme champ des possibles en termes d'interactions écologiques-l'espace d'in- ventivité qui émerge de faire cohabiter Léonard de Vinci et Hannah Arendt dans le même milieu de relations.
C'est une autre manière de lire le paysage: décrypter, devant chaque petit bout de forêt, les différents Ages des innovations évolutives qui gou- vernent chaque forme de vie, les différents visages du passé, et la manière dont chacun interagit au présent avec les autres, coopère, se parasite, facilite l'existence des autres ou s'en nourrit. Et sans même savoir le décrypter, on peut faire l'hypothèse que c'est le pressentiment vécu de ces différentes ancestralités qui confère à la forêt la capacité de nous faire explorer, quand on s'y immerge, des expériences d'immémorialité C'est son ambiance biotique propre, induite par les invites réelles de ce milieu. qui relativise si puissamment les temps brefs et frénétiques de la vie moderne: il y a du plus ancien, du plus grand que nous, sans surplomb ni transcendance pourtant.
La seconde hétérochronie est présente dans chaque corps, c'est celle des ascendances disponibles à la surface du présent. Chaque chène active par exemple au quotidien des puissances qu'il hérite dans son corps de passés hétérogènes. Les fonctions essentielles de son métabolisme, qui font monter l'eau vers les feuilles par la transpiration et redescendre la sève nourrie de sucres, tissent ensemble l'activation des chloroplastes, ces anciennes bactéries devenues il y a des centaines de millions d'années ses symblotes pour traduire la lumière en chair- et le couplage des cellules capables de construire en vertical, cellulose et lignine, inventions bien plus récentes, ce qui lui permet d'explorer le ciel. Sa forme de vie actuelle est une manière d'activer au présent une constellation hétérochrone d'ascendances, qui ouvre son espace de possibles, sa manière unique d'être vivant. Si on voulait filer l'image, il faudrait imaginer Platon, Arendt. Mohammed All et Alexandra Ocasio Cortes, non pas vivant dans la même maison cette fois, mais cohabitant dans le même corps, celui de leur descendant, et capables de prendre la parole en vous, de s'activer, chacun avec ses puissances, simultanément, pour créer ensemble une action, une habitude, une œuvre. Je nomme cette hétérochronie le corps d'ascendances. Chaque vivant en est un, nous compris, amnésique des origines de ses propres puissances quotidiennes.
Le vivant est une machine poétique à plier du temps, et c'est ainsi qu'il invente l'inventivité des formes de vie individuelles et collectives, qu'il invente l'espace des possibles de la vie sur Terre. Ce sont les jeux et plages d'espace-temps, les mises en présence de différents passés au présent, qui permettent au vivant de produire la radiation de formes de vie qu'il déploie depuis quelques milliards d'années sur notre planète.
Mais ces deux dimensions sont en partage dans tout le vivant-ce qui fonde l'originalité absolue d'une forêt primaire, c'est la présence d'une troisième hétérochronie, qui vient se tisser aux deux premières: c'est la coprésence dans le même milieu et le même paysage de phases tempo- relles hétérogènes du point de vue des stades de succession végétale, des peuplements, et des âges des arbres (jeune pousse, mature, mort sur pied, mort au sol). C'est ce que j'appelle la mosaïque totale, et c'est ce concept qui va nous permettre de penser l'idée de forêt primaire sans céder aux accents primitivistes ou dualistes du mot.
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Ce qui est intéressant dans cette expérience de pensée, c'est que Francis Hallé n'a pas besoin de se référer à une forêt «vierge », pour proje ter l'advenue d'une forêt primaire en Europe de l'Ouest. C'est autre chose qui la rend primaire: c'est son rapport à ses propres fonctionnalités, ses dynamiques, son déploiement dans le temps. On ne raconte pas le mythe romantique d'une forêt passée toujours intacte, mais on imagine au futur l'émergence spontanée d'une forêt primaire, comme le moment où about- ront à leur dernier stade les successions végétales qui se déploient de manière autonome dans la vie d'un écosystème forestier. Ce qu'on décrit ici, c'est ainsi plus une forêt dernière qu'une forêt primaire, c'est une forêt ultime. C'est simplement parce que cette possibilité exige des siècles sans aménagement et conduite massive de la forêt, et donc qu'elle existait sur tout quant l'invention de la hache néolithique et de l'exploitation forestière, qu'on l'appelle « primaire ». Tout cela est singulièrement embrouillé. Mais cette expérience de pensée va nous permettre de libérer cette idée de la forêt de ses quiproquos.
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Ce qui est intéressant dans le concept de forêt primordiale, c'est qu'il ne met pas l'action humaine, ou son absence, à l'intérieur de la définition de la forêt: il ne définit pas un faciès de forêt désirable en insérant dans sa définition, dans l'essence de la forêt, le fait que l'humain doive la conduire ou doive nécessairement s'en extraire. C'est un concept qui essaie de penser une forme possible de la forêt sans avoir recours à la pulsion narcissique de définir son identité écologique par le rôle que nous y jouons (absence ou exploitation, laisser faire total ou maîtrise). Paradoxalement, aussi bien les naturalistes puristes qui veulent définir la forêt primaire par la stricte exclusion des humains, que les défenseurs de la foresterie qui postulent la nécessité de la conduite humaine, opèrent dans leur geste définitoire une prise de pouvoir anthropo-narcissique. Dire que la forêt n'est belle ou parfaite que lorsqu'elle est privée d'humains, c'est encore mettre les humains au centre de l'équation, mais comme profanateurs par essence cette fois. Je crois qu'il est important de commencer à définir les trajectoires possibles désirables des écosystèmes sans investir dans leur définition, comme élément essentiel, notre propre rôle. C'est comme si vous définissiez l'essence de chacun de vos grands-parents par le rôle central que vous estimez avoir joué dans leur vie.
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Ce qu'il pointe, c'est que toutes les stratégies étatiques et entrepreneuriales contemporaines qui se lancent de la main droite, bien visible, dans la plantation d'arbres pour mitiger le changement climatique, en continuant de la main gauche à raser et à exploiter des forêts anciennes, sont en fait criminelles. Pour répondre à la problématique forestière, replanter des forêts est certainement nécessaire, mais pas au détriment de la défense radicale des massifs forestiers encore vivants. Car le greenwashing par la plantation forestière est l'arbre qui cache la forêt. Comme le disent les activistes roumains: «Nous n'avons jamais eu autant d'arbres en Europe, et jamais aussi peu de forêts.»
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C'est donc bien autre chose que reconnaître les espèces d'arbres, c'est en fait le sens plein et triple de la "reconnaissance" : reconnaître collectivement l'existence et l'importance des autres êtres vivants, se reconnaître dans ces miroirs déformants comme tissé, et activer la reconnaissance comme gratitude active et politique pour changer nos usages du monde.