jeudi, novembre 23, 2023

Extrait de Bestiaire sauvage, de Rien Poortvliet

 La discrétion : n`est-ce pas justement, avec l'élégance, la caracteristique premiere de notre

cervidé de poche ? En raison de sa faible taille mais aussi de ses mœurs crépusculaires, de son
goût pour la solitude, de son art du camouflage, de sa prudence.. A cet ensemble de qualités, le promeneur du dimanche ne peut guere opposer qu'autant de.. défauts ! Il ignore tout du
terrain, des fiefs que s'y sont taillé les bêtes, de
leurs remises, de leurs gagnages, de leurs
parcours, de leurs horaires; doit à sa vize de tous les jours des instincts émoussés, des sens défectueux, une résistance affaiblie, il ne sait pas prendre le vent, se deplacer sans bruit, voir sans être vu; il craint l'obscur, le froid, l'humide; il a désappris la patience et supporte mal de rester seul.
Surtout, le lynx en quête d'un chevreuil -
ou, chez nous, le renard à Ia recherche d'un lièvre -
se promène-t-il ? Bien sûr que non !
Mais il rampe ou se tient à l'affùt, s'évanouissant dans la nature pour déjouer la vigilance de ses proies...
Combien de gens se donnent tout ce mal ?
S'ils vous disent en rentrant que les chevreuils et autres bètes sauvages ont disparu, ils sont certes
de bonne foi... mais ne les croyez pas sur parole : en fait, le plus souvent, ils n'ont pas su mériter d'en voir.

mercredi, octobre 25, 2023

Extraits de "S'enforester" de Baptiste Morizot

 On peut lui donner un autre sens aujourd'hui. S'enforester, c'est une double capture : on va autant dans la forêt qu'elle emménage en nous. 

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Et comme l'évolution vous donne de la joie à explorer et activer ce qui est bon pour vous, pour votre lignée (ce qui souvent se superpose, parfois se contredit), le joie de courir quotidienne du cheval est un écho criant des crocs des fauves disparus.

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Pourquoi ai-je une main, et cette main-là ? Parce qu'il y a des arbres. Parce qu'il y a eu des forêts. A cause d'elle. De la branche. De la vie de branche en branche. De la vie dans la forêt.  De la forêt elle-même. 

Autant qu'on entend l'écho des loups préhistoriques dans le sabot du cheval, on peut entrapercevoir le fantôme des arbres du passé dans le coeur de nos mains. 

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Et dans nos lits au coeur des grandes villes, quand nous dormons à poings fermés, est-ce encore ce souvenir que l'on serre, pour se tenir à l'abri, dans les frondaisons des forêts disparues du monde ?

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Nous sommes l'animal disruptif, capable de prendre de vitesse par ses propres inventions les rythmiques vivantes en lui et hors de lui. Capable de faire avec ses mains et son intelligence d'animal des mondes qui le doublent et le laissent en désaccord avec le monde vivant qui l'a fait. Nous sommes le castor disruptif, capable de retourner sa nature d'espèce ingénieur contre lui-même. "Retourner la nature contre elle-même", c'était la définition hégélienne de la technique - avec cette nuance, elle prend ici un autre sens et une autre dimension. 

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Tous les passés dans le même présent


Pour comprendre vraiment ce qu'est une forêt primaire, pour fabriquer un mythe d'elle qui ne soit pas juste un miroir réactif de nous, un fantasme de virginité, il faut désormais enquêter sur son rapport unique au temps. Pour l'explorer, nous avons besoin d'un concept philosophique. J'appelle hétérochronie la coprésence de plusieurs passés à la surface du même présent, et leur capacité à communiquer, à interagir pour inventer des réponses aux sollicitations de l'avenir. Ce phénomène est une des grandes originalités du vivant dans le cosmos. Si une forêt primaire est une expé- rience si puissante pour nous, et au sens d'une expérience de la vie elle-même, d'un coup tenté, c'est parce qu'elle manifeste simultanément trois types d'hétérochronies, qui se tissent entre elles.

Arrêtons-nous un instant devant un paysage forestier, n'importe lequel: la vue embrasse une société immobile, pure présence, où des fou- gères vivent à l'ombre des conifères, où des lichens et des mousses prospèrent sur les troncs des feuillus. C'est dire que dans le même milieu, la même temporalité, toutes les inventions évolutives du végétal coha- bitent, depuis la mousse, algue nomade qui a appris à respirer sur terre ily a quelques cinq cent millions d'années, à la fougère dont les premières représentantes ont côtoyé les dinosaures; aux arbres, ces mousses atti- rées par le ciel, qui ont inventé bien plus tard la verticalité (avec ces cellules qui permettent de construire en dur et vers l'azur, la lignine et la cellulose); aux conifères qui ont inventé il y a deux cent millions d'années le sexe avec Je vent, et aux angiospermes qui ont inventé la fleur et le fruit pour inviter les animaux et les insectes dans leur sexualité hospitalière, il y a quelques cent trente millions d'années. Et se tissent à elles les inventions fongiques. vieilles de milliards d'années, et les bactériennes, les insectoïdes et les animales, si récentes". Toutes ces inventions évolutives, qu'on peut dater à des périodes géologiques différentes, sont visibles et interagissent dans le même présent, comme dans une maison d'hôtes cohabiteraient au jour le jour Lucy, Ötzi, Homère et Sappho, Confucius et Hildegarde de Bingen. les paysans médiévaux et Léonard de Vinci, Olympe de Gouges, Churchill et Hannah Arendt, Beyoncé et vous, dans le même présent, le même foyer disputé mais partagé, entretissé.

Cette hétérochronie, je la nomme « cohabitation entre ancêtres 4 elle ouvre l'espace des relations écologiques possibles. Cohabiter avec des ascendants gymnospermes, bryophytes, lichens, champignons, qui ont exploré les voies de l'existence ouvertes avant nous. Ce ne sont bien sûr pas des ancêtres au sens strict: ce sont les descendants des ancêtres qui n'ont pas pris le chemin des innovations clés les plus récentes. Les mousses actuelles explorent encore le mode d'existence inventé par le végétal à la sortie des eaux il y a quelques centaines de millions d'années, elles n'ont pas pris la bifurcation de l'invention de la vascularité, de telle sorte qu'elles manifestent encore dans les communautés présentes des formes très anciennes de métabolisme, qui ont évolué sur leur chemin, très ajustées à la vie. Il nous faut imaginer la gamme de combinaisons que cette coprésence de tous les passés à la surface du présent permet comme champ des possibles en termes d'interactions écologiques-l'espace d'in- ventivité qui émerge de faire cohabiter Léonard de Vinci et Hannah Arendt dans le même milieu de relations.

C'est une autre manière de lire le paysage: décrypter, devant chaque petit bout de forêt, les différents Ages des innovations évolutives qui gou- vernent chaque forme de vie, les différents visages du passé, et la manière dont chacun interagit au présent avec les autres, coopère, se parasite, facilite l'existence des autres ou s'en nourrit. Et sans même savoir le décrypter, on peut faire l'hypothèse que c'est le pressentiment vécu de ces différentes ancestralités qui confère à la forêt la capacité de nous faire explorer, quand on s'y immerge, des expériences d'immémorialité C'est son ambiance biotique propre, induite par les invites réelles de ce milieu. qui relativise si puissamment les temps brefs et frénétiques de la vie moderne: il y a du plus ancien, du plus grand que nous, sans surplomb ni transcendance pourtant.

La seconde hétérochronie est présente dans chaque corps, c'est celle des ascendances disponibles à la surface du présent. Chaque chène active par exemple au quotidien des puissances qu'il hérite dans son corps de passés hétérogènes. Les fonctions essentielles de son métabolisme, qui font monter l'eau vers les feuilles par la transpiration et redescendre la sève nourrie de sucres, tissent ensemble l'activation des chloroplastes, ces anciennes bactéries devenues il y a des centaines de millions d'années ses symblotes pour traduire la lumière en chair- et le couplage des cellules capables de construire en vertical, cellulose et lignine, inventions bien plus récentes, ce qui lui permet d'explorer le ciel. Sa forme de vie actuelle est une manière d'activer au présent une constellation hétérochrone d'ascendances, qui ouvre son espace de possibles, sa manière unique d'être vivant. Si on voulait filer l'image, il faudrait imaginer Platon, Arendt. Mohammed All et Alexandra Ocasio Cortes, non pas vivant dans la même maison cette fois, mais cohabitant dans le même corps, celui de leur descendant, et capables de prendre la parole en vous, de s'activer, chacun avec ses puissances, simultanément, pour créer ensemble une action, une habitude, une œuvre. Je nomme cette hétérochronie le corps d'ascendances. Chaque vivant en est un, nous compris, amnésique des origines de ses propres puissances quotidiennes.

Le vivant est une machine poétique à plier du temps, et c'est ainsi qu'il invente l'inventivité des formes de vie individuelles et collectives, qu'il invente l'espace des possibles de la vie sur Terre. Ce sont les jeux et plages d'espace-temps, les mises en présence de différents passés au présent, qui permettent au vivant de produire la radiation de formes de vie qu'il déploie depuis quelques milliards d'années sur notre planète.

Mais ces deux dimensions sont en partage dans tout le vivant-ce qui fonde l'originalité absolue d'une forêt primaire, c'est la présence d'une troisième hétérochronie, qui vient se tisser aux deux premières: c'est la coprésence dans le même milieu et le même paysage de phases tempo- relles hétérogènes du point de vue des stades de succession végétale, des peuplements, et des âges des arbres (jeune pousse, mature, mort sur pied, mort au sol). C'est ce que j'appelle la mosaïque totale, et c'est ce concept qui va nous permettre de penser l'idée de forêt primaire sans céder aux accents primitivistes ou dualistes du mot.

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Ce qui est intéressant dans cette expérience de pensée, c'est que Francis Hallé n'a pas besoin de se référer à une forêt «vierge », pour proje ter l'advenue d'une forêt primaire en Europe de l'Ouest. C'est autre chose qui la rend primaire: c'est son rapport à ses propres fonctionnalités, ses dynamiques, son déploiement dans le temps. On ne raconte pas le mythe romantique d'une forêt passée toujours intacte, mais on imagine au futur l'émergence spontanée d'une forêt primaire, comme le moment où about- ront à leur dernier stade les successions végétales qui se déploient de manière autonome dans la vie d'un écosystème forestier. Ce qu'on décrit ici, c'est ainsi plus une forêt dernière qu'une forêt primaire, c'est une forêt ultime. C'est simplement parce que cette possibilité exige des siècles sans aménagement et conduite massive de la forêt, et donc qu'elle existait sur tout quant l'invention de la hache néolithique et de l'exploitation forestière, qu'on l'appelle « primaire ». Tout cela est singulièrement embrouillé. Mais cette expérience de pensée va nous permettre de libérer cette idée de la forêt de ses quiproquos.

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Ce qui est intéressant dans le concept de forêt primordiale, c'est qu'il ne met pas l'action humaine, ou son absence, à l'intérieur de la définition de la forêt: il ne définit pas un faciès de forêt désirable en insérant dans sa définition, dans l'essence de la forêt, le fait que l'humain doive la conduire ou doive nécessairement s'en extraire. C'est un concept qui essaie de penser une forme possible de la forêt sans avoir recours à la pulsion narcissique de définir son identité écologique par le rôle que nous y jouons (absence ou exploitation, laisser faire total ou maîtrise). Paradoxalement, aussi bien les naturalistes puristes qui veulent définir la forêt primaire par la stricte exclusion des humains, que les défenseurs de la foresterie qui postulent la nécessité de la conduite humaine, opèrent dans leur geste définitoire une prise de pouvoir anthropo-narcissique. Dire que la forêt n'est belle ou parfaite que lorsqu'elle est privée d'humains, c'est encore mettre les humains au centre de l'équation, mais comme profanateurs par essence cette fois. Je crois qu'il est important de commencer à définir les trajectoires possibles désirables des écosystèmes sans investir dans leur définition, comme élément essentiel, notre propre rôle. C'est comme si vous définissiez l'essence de chacun de vos grands-parents par le rôle central que vous estimez avoir joué dans leur vie.

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Ce qu'il pointe, c'est que toutes les stratégies étatiques et entrepreneuriales contemporaines qui se lancent de la main droite, bien visible, dans la plantation d'arbres pour mitiger le changement climatique, en continuant de la main gauche à raser et à exploiter des forêts anciennes, sont en fait criminelles. Pour répondre à la problématique forestière, replanter des forêts est certainement nécessaire, mais pas au détriment de la défense radicale des massifs forestiers encore vivants. Car le greenwashing par la plantation forestière est l'arbre qui cache la forêt. Comme le disent les activistes roumains: «Nous n'avons jamais eu autant d'arbres en Europe, et jamais aussi peu de forêts.»

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C'est donc bien autre chose que reconnaître les espèces d'arbres, c'est en fait le sens plein et triple de la "reconnaissance" : reconnaître collectivement l'existence et l'importance des autres êtres vivants, se reconnaître dans ces miroirs déformants comme tissé, et activer la reconnaissance comme gratitude active et politique pour changer nos usages du monde. 

dimanche, octobre 22, 2023

Extrait de Guillotine sèche, de René Belbenoit

 L'égoïsme règne en maître et constitue le mobile de chaque action. Chacun se révolte intérieurement contre tout; Amenées à défendre leur existence précaire par une lutte perpétuelle, les forçats se replient sur eux-mêmes. Ils sont effroyablement seuls. Ils considèrent leurs camarades comme incapables de les comprendre et d'emblée leur attribuent tous les défauts, alors qu'ils cherchent désespérément quelqu'un à qui parler, quelqu'un à qui se confier, quelqu'un qui les sortira de l'enfer où ils vivent. Ils rêvent d'un ami "vraiment bien", mais leur jugement est faussé et, de plus en plus renfermés, ils se réfugient dans un monde artificiel. Beaucoup prennent l'habitude de se parler à eux-mêmes. C'est là une sorte d'auto-communion qui, dans une certaine mesure, les soulage. L'entraide, la coopération n'existent pas, parce que la bonne foi et la confiance font défaut à ces hommes, surtout dans une telle ambiance où la vie est dépouillée de tout sentiment civilisé. L'individualisme, l'égotisme président à tous leurs actent et chaque prisonnier souffre dans cet exil d'une inquiétude qui le ronge et qui est l'un des facteurs de son désir obsédant d'évasion. 

vendredi, octobre 20, 2023

Extraits de La Forêt d'Iscambe, de Christian Charrière

 Il s'interdisait d'avoir des droits sur quiconque, ou de posséder quoi que ce fût. Il voulait s'avancer dans l'existence les mains vides et dans la seule possession de lui-même. A l'inverse d'une preuve d'amour, la jalousie était signe d'exil et d'incomplétude, de chemin obstrué et d'énergie clouée. Quand, au fond de l'âme, se sont unis le roi et la reine, quand ont été recousues toutes les déchirures et rassemblés les morceaux épars, alors abdique le petit roi cambré d'orgueil, cédant la place à un moi plus vaste, un soi plutôt qu'un moi, une soie qui revêt le monde de couleurs somptueuses et régénérées.

lundi, juin 26, 2023

Extraits de "J'aurais pu devenir milionaire, j'ai choisi d'être vagabond", de Alexis Jenni

 A la toute fin de sa vie, écrivant ce qu'il avait vu dans ses voyages, John Muir affirmait, comme un legs de sagesse qu'il faisait à ses lecteurs, comme une leçon de vie après avoir beaucoup réfléchi à la sienne, que d'autres enfances sont possible, moins brutales, avec des adultes plus bienveillants, avec d'autres façons que la raclée pour inculquer l'obéissance, avec tout simplement le respect pour promouvoir le respect.

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Passer par des histoires pour dire la Nature, c'est un état ancien des sciences, qui n'élucide sans doute pas grand-chose des lois naturelles, mais la rend très proche et donne l'impression d'y vivre ; elles permettent d'entretenir des rapports amicaux avec tout ce qui n'est pas humain, et qui pourtant nous accueille, et avec qui nous partageons le monde.

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"Il est étrange que l'on puisse parcourir les forêts sans voir la moindre trace de sang. La plupart des animaux sauvages viennent au monde et le quittent sans que personne ne s'en aperçoive." (John Muir)

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Dans une ferme au fin fond du Wisconsin, un jeune garçon aimait tant la poésie anglaise qu'il en embrassait les pages qu'il lisait quelques minutes par jour. 

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Je lis Muir comme on suivrait un frère ainé, j'imagine l'avoir accompagné parce que je sais ce qu'il fait quand il cherche un endroit où dormir dans les buissons, ou qu'il demande à des gens devant leur maison un peu d'eau, ou un coin abrité. Ses livres merveilleux parlent à mon petit Muir intérieur, qui n'a pas voyagé loin, mais qui connaît le principe du voyage. Ce que j'ai fait petitement, Muir l'a fait grandement, mais ma petitesse comprend sa grandeur.

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L'acte seul compte, car l'acte de dessiner est une forme active de contemplation, une forme de contemplation, une forme de concentration extrême sur deux lieux à la fois, bien qu'ils soient incommensurables : la mine aiguisée du crayon qui glisse sur le papier, et le paysage dans lequel on est assis, c'est la pointe aigüe de la conscience qui s'affole à saisir la totalité. Car la question se pose : comment saisir un paysage ? Le paysage enveloppe, il a un effet puissant qu'il est difficile de définir, il pose une énigme toujours près d'être résolue, mais non, c'est comme un mot sur le bout de la langue, mais une langue qui serait le corps entier. Le geste sur la feuille laisse une trace en lien avec ce que l'on voit, et ce filet crayonné, par une forme d'hallucination, finir par le saisir ; quoi que l'on entende par ce terme. Dans un paysage, on peut ressentir la même inquiétude que Saint-Augustin face à Dieu, ce qui n'est pas hors de propos tant Muir voit tout par le prisme divin : "Tu es plus intime de moi-même, et à la fois Tu me contiens" [...]

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jeudi, juin 22, 2023

Extraits de "L"année sauvage", de Mark Boyle

 Car, comme l'a dit le chroniqueur Sydney J. Harris, "le vrai danger n'est pas que les ordinateurs se mettent à penser comme les hommes, mais que les hommes commencent à penser comme des ordinateurs".

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La situation, comme toujours, est compliquée. A l'époque préindustrielle, avant que l'on élève des clôtures dans les prés, avant que les gens ne migrent en masse vers les villes, la plupart de vos amis vivaient dans votre paroisse ou votre village. les cours d'eau environnant regorgeaient de poissons. Mais ce monde-m) s'est éteint comme le pigeon migrateur, rien ne sert de prétendre le contraire. Je ne vis pas dans une société préindustrielle, les cours d'eau des environs sont morts et mes amis sont dispersés. Pourtant, quelque chose en moi sent encore que l'avenir - ou du moins, le mien - se fera à pied. 

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Acheter des livres, pendant les vingt-quatre ans de ma vie où Internet tirait les ficelles de mon existence, était rapide et simple. Se connecter, chercher le livre désiré (ils l'ont, toujours), deux-trois clics, et le livre arrive dans votre boîte aux lettres en quelques jours. Si vous n'êtes pas du genre discipliné, vous vous retrouvez même avec quelques livres en plus dans le colis. Ils finissent sur l'étagère où ils font figure de papier peint intellectuel, et vous vous dites pour vous rassurer que vous prendrez le temps de les lire un de ces jours.

Facile. Probablement trop.

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Nous luttons tous pour la sécurité, la prospérité, le confort, la longévité et l'ennui. [...] Un succès relatif en ce domaine n'a rien de pernicieux, peut-être même est)il la condition nécessaire d'une pensée objective, mais une sécurité excessive ne recèle, semble-t-il, que des dangers à long terme. C'est peut-être cela, l'idée contenue dans la proposition de Thoreau : Le salut du monde passe par l'état sauvage.

Aldo Leopold, Almanach d'un comté des sables


samedi, janvier 14, 2023

Extrait de la nouvelle "Quand nous aurons passé", de Frédéric Boutet

 Comme un vestige équivoque des ardeurs de l'été, dans la nuit de novembre, dans le grand cimetière, une tiédeur visqueuse semblait traîner encore. Le ciel était noyé, l'horizon livide, le silence mou. Les derniers parfums, comme des feuilles flétries, tournaient dans l'heure lente. 

Un brouillard captieux contre la terre tordait ses anneaux, pendait en écharpes aux bras des ifs taillés, ouatait les ogives brodées dans la pierre et les artistiques frontons des petits domiciles à perpétuité. 

Les allées étaient propres, les gazons verts, les arbres bien taillés. L'aspect d'ensemble, confortable et riche, faisait plaisir à voir. Seules quelques tombes abandonnées offensaient le regard par leur délabrement plaintif. 

Extraits de "Le Voyageur impruden", de René Barjavel

 L'avenir sombre dans le passé dès qu'il a cessé d'être futur. Le présent n'existe pas. Vouloir l'éterniser, c'est éterniser le néant.

§

Comme je me sens mesquin. Nous ne nous donnons à la femme que pour nous reprendre aussitôt. Nous sommes pleins de calculs et d'arrière-pensées. Après une seconde d'abandon, nous nous rétractons dans notre cuirasse de suffisance et d'égoïsme. 

§

Les hommes-cerveaux, comme les autres, obéissent à la loi suprême, qui est la loi de l'espèce confondue désormais avec celle de la cité. Elle soumet l'humanité à ses obligations comme la pesanteur ou toute autre loi physique. Son règne est évident. Moins évident au XXème siècle, n'est-il pas tout aussi rigoureux ? Quelle différence y a-t-il entre la ronde des petits mâles autour de la reine, et le quadrille que les hommes de notre siècle dansent avec les femmes nos contemporaines ? La nécessité puissante de la reproduction les meut comme pantins. Ils se croient libres, chantent d'amour, et les yeux et l'âme de leur bien-aimée. Et la loi de l'espèce les mène par le bout du sexe. Tristan, Roméo sont de simples porte-graine. Ils ont mission de la déposer dans le terrain qui l'attend et qui est toujours le même, qu'il se nomme Iseult ou Juliette. Le reste est littérature. 

vendredi, janvier 13, 2023

Extrait de La Peau Froide, de Albert Sánchez Piñol

 Mangez bien, travaillez beaucoup, regardez-vous dans la glace, parlez à voix haute pour ne pas perdre l'habitude de la parole, et occupez votre esprit avec des idées simples. 

jeudi, janvier 12, 2023

Extraits de Le Garçon, de Marcus Malte

 Quel livre ! Quelle écriture, quel sens de la formule et des images, quelle poésie, quel talent de raconteur d'histoires !


Tout homme laisse un jour derrière lui son enfance. Il ne la retrouvera pas. Seuls quelques très vieux ou très fous bénéficient parfois de cette seconde chance. Les autres quand ils quittent ce monde qu'ont-ils de si précieux à emporter ?

§

Et tout à l'avenant. Ils avaient sous leurs yeux l'oeuvre de Dieu, ou l'oeuvre de la Nature, l'oeuvre du grand Hasard, et ils l'ont réduite à des formules mathématiques. Qui avait besoin de savoir ? Le magicien ne dévoile pas ses tours. Vois-tu, mon garçon, le soleil n'est pas le soleil, les nuages ne sont pas des nuages, l'arc-en-ciel n'est pas un arc-en-ciel. Ce ne sont que des combinaisons chimiques. Ne ris pas, ce n'est pas drôle. L'air que tu respires est une combinaison. Tu es une combinaison. C'est à peine si quelques trous noirs réfugiés dans les galaxies les plus reculées échappent encore à leurs équations. Ils finiront pas les avoir. Demain l'immémorial cosmogonie sera tout entière contenue entre les pages d'une éphéméride. 

§

Ce n'est pas une corvée, c'est un privilège. Peut-être le moment entre tous qu'il préfère. Il dételle, il déharnache, il brosse, il étrille, il cure, il abreuve et nourrit. C'est un bonheur pour lui que d'enfouir sa figure dans l'encolure de l'animal et de respirer son odeur. C'est un bonheur pour Brabek que d'être témoin de ce bonheur.

§

Il y avait dans cette démesure une bonne part de souffrance et de douleur et il y avait une part à peu près égale d'orgueil et de fierté. Mais avec le temps, dit-il, force est de constater que la première s'étend et la seconde s'amenuise. Qui sait pourquoi ? Qui peut nommer avec précision les causes du désastre ? Il dit qu'il a aujourd'hui l'impression que ses os vont transpercer sa peau. Qu'il doit porter dix fois son poids à chaque foulée. Quel le ciel prend de la hauteur tandis que lui rapetisse, et que ces deux prémisses une fois énoncées il n'est pas sorcier d'en déduire que la lune est de plus en plus difficile à décrocher. C'est mathématique, fiston. 

§

Regarde, fiston, parce qu'un jour tu ne verras plus. Ecoute, parce que tu n'entendras plus. Sens, touche, goûte, étreins, respire. Qu'au moins tu puisses affirmer, le moment venu, que cette vie qu'on te retire, tu l'as vécue.

§

C'est un temps où le garçon commence à entrevoir de quoi pourrait bien être, hélas, constituée l'existence : nombre de ravages et quelques ravissements. 

§

Et la nuit n'y coupait pas. Les nuits. Une et plurielle. Passé le seuil de l'obscurité ils se retrouvaient encore. Se rejoignaient. Chacun couché dans sa chambre, dans son lit, seul, ils ne se quittaient pas. Les songes sont poreux. Ils fermaient les yeux et c'était pire. La proie sitôt lâchée, l'ombre venait. L'ombre ? Dieu qu'elle était claire pourtant, lumineuse, et de chair, de chair, la succube ou l'incube, selon, qui les visitait. Tendres les griffes du mâle sillonnant les arpents entiers de la jeune femme, ses collines, ses vallées. Tendre et foisonnant la toison de la femelle dans laquelle le garçon se roulait, se vautrait, et dont l'odeur entêtante l'énivrait. Tout cela et davantage. Derrière la tenture de leurs paupières, dans l'enclave du rêve, sous couvert du secret, elle lui disait ce qu'elle ne pouvait lui dire, il lui faisait ce qu'il ne pouvait lui faire. N'était-ce vraiment qu'illusion ? Chimère ? Car les effets étaient bien réels. Les nerfs, les muscles tendus dans le sommeil. Et les brusques contractions du ventre. Et les élancements au creux des reins. Les convulsions. Et la torpeur qui s'ensuivait.
Le matin les trouvait épuisés, le corps rompu et moite, l'esprit confus, tandis que sur les draps froissés s'étalaient les preuves d'une fiévreuse empoignade, d'un suave calvaire. 

§

Il a peur du noir. La bougie qu'elle laisse allumée sur la table de chevet n'y change rien. Le noir est à l'intérieur. Il est profond.

Extraits de Serres chaudes, de Maurice Maeterlinck

CHASSES LASSES Mon âme est malade aujourd’hui, Mon âme est malade d’absences, Mon âme a le mal des silences, Et mes yeux l’éclairent d’ennui...