lundi, décembre 26, 2022

Extraits de "L'Histoire de Pi", de Yann Martel

 Je ressens encore beaucoup le coup de cet affront. Quand on a beaucoup souffert dans la vue, chaque douleur est à la fois insupportable et insignifiante.

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L'extrait suivant me semblait intéressant non pas parce que je partage son avis, mais parce que cela me surprend vraiment très fort de lire une pareille prise de position et opinion.
Pour rappel, il s'agit d'un roman fictionnel, et ceci est l'avis du narrateur, à savoir le fils d'un propriétaire et exploitant de zoo, en Inde. 

Les animaux dans la nature vivent une vie basée sur leurs compulsions et leurs besoins dans le cadre d'une hiérarchie sociale intraitable et dans un environnement où l'approvisionnement en nourriture est petit ; il faut continuellement défendre son territoire et supporter sans répit des parasites. Que signifie la liberté dans un tel contexte ? Dans la nature, les animaux ne sont en réalité libres ni dans l'espace ni dans le temps, non plus qu'en ce qui touche leurs relations personnelles. En théorie - c'est-à-dire en tant que simple possibilité physique - un animal pourrait faire sa malle et partir, faisant fièrement un signe d'adieu à toutes les conventions sociales et aux limites propres à son espèce. Mais une telle attitude est moins probable que si un membre de notre propre espèce, un com- merçant, disons, qui aurait tous les liens habituels - famille, amis, milieu social - laissait tout tomber et larguait sa propre vie en emportant seulement la monnaie qu'il avait en poche et les vêtements qu'il portait. Si un homme, la plus audacieuse et la plus intelligente des créatures, ne va pas errer d'un endroit à un autre, étranger aux yeux de tous, redevable à personne, pourquoi est-ce qu'un animal le ferait, lui qui est par tempérament bien plus conservateur? Car c'est ainsi que sont les animaux, conservateurs, pour ne pas dire réactionnaires. Les plus petits changements les troublent. Ils veulent que les choses restent comme elles sont jour après jour, mois après mois. Les surprises leur sont intensément désagréables. On le constate dans leurs relations avec l'espace. Un ani- mal habite son espace, que ce soit dans un zoo ou dans la nature, de la même façon qu'une pièce d'échecs se déplace sur un échiquier avec un sens. Il n'y a pas plus de hasard, pas plus de « liberté », dans le lieu où se trouve un lézard ou un ours ou un cerf que dans le lieu où se trouve un cavalier sur l'échiquier. Dans les deux cas, il y a un schéma et un but. Dans la nature, les animaux suivent les mêmes sentiers pour les mêmes raisons pressantes, saison après saison.

Dans un zoo, si un animal n'est pas à sa place normale dans sa position régulière à l'heure habituelle, cela veut dire quelque chose. Cela peut n'être que le signe d'un changement mineur du milieu : un tuyau d'arrosage enroulé sur le sol et oublié par un gardien a provoqué une impression de menace; une flaque s'est créée et elle préoccupe l'animal; une échelle fait de l'ombre. Mais cela pourrait vouloir dire davantage. À la limite, ça pourrait être le pire qui puisse arriver à un directeur de zoo : ce pourrait être un symptôme, un signe avant-coureur de problèmes à venir et une raison d'inspecter les excréments, d'interroger le gardien, de faire venir le vétérinaire. Tout ça parce qu'une cigogne ne se tient pas là où elle se tient habituellement !

Laissez-moi poursuivre un instant un seul aspect de cette question.

Si vous alliez chez des gens, défonciez leur porte à coups de pied, les jetiez à la rue et leur disiez: "Allez-vous-en! Vous êtes libres! Libres comme l'air! Libres comme des oiseaux! Allez! Partez!" croyez-vous qu'ils éclateraient de joie? Non, ils n'en feraient rien. Les oiseaux ne sont pas libres. Les personnes que vous viendriez évincer resteraient sur place et s'indigneraient : "De quel droit nous mettez- vous à la porte? Ici, c'est chez nous. Cette maison nous appartient. Nous vivons ici depuis des années. Nous allons appeler la police, espèce de crapule. "

Est-ce que nous ne disons pas : « On n'est nulle part si bien que chez soi » ? C'est en tout cas ce que ressentent les animaux. Les animaux ont un instinct territorial. C'est la clé de leur mentalité. Il n'y a qu'un territoire familier qui leur permette de répondre aux deux impératifs inexorables de la vie sauvage: l'un, éviter les ennemis; l'autre, se nourrir et s'abreuver. Un enclos de zoo qui est biologiquement sain - qu'il s'agisse d'une cage, d'une fosse, d'une île entourée de fossés, d'un corral, d'un terrarium, d'une volière ou d'un aquarium - n'est qu'un territoire, différent simplement par sa dimension et par sa proximité du territoire humain. Il est raisonnable qu'il soit bien plus petit qu'il ne le serait dans la nature. Les territoires sauvages sont grands par nécessité et non par goût. Dans un zoo, nous faisons pour les animaux ce que nous avons fait pour nous-mêmes, les humains, en construisant nos maisons : nous rapprochons dans un espace restreint ce qui dans la nature est éloigné. Alors qu'il y a des lustres, pour nous, la caverne était ici, la rivière là-bas, le terrain de chasse deux kilo- mètres plus loin, le point de guet tout proche, les fruits sauvages ailleurs - tout cela infesté de lions, de serpents, de fourmis, de sangsues et d'herbe à puce - maintenant la rivière coule des robinets, à portée de main, et on peut se laver près de là où on dort, on peut manger là où on prépare la nourriture, et on peut dresser des murs protecteurs autour de soi et garder son foyer propre et chaud. Une maison est un territoire comprimé où nos besoins fondamentaux peuvent être satisfaits tout près et en sécurité. Un enclos de zoo adéquat en est l'équivalent pour un animal (avec l'absence notoire d'une cheminée ou de ce qui en tient lieu et que l'on trouve dans tout habitat humain). Une fois qu'il aura découvert dans cet enclos tous les endroits dont il a besoin un point d'observation, une place où se reposer, où manger, où boire, où se baigner et faire sa toilette, etc. et qu'il découvrira qu'il n'a pas besoin d'aller chasser, la nourriture apparaissant devant lui six jours par semaine, un animal prendra possession de son espace dans un zoo de la même façon qu'il le ferait d'un nouvel espace dans la nature, en l'explorant et en le marquant selon les normes de son espèce, par exemple de jets d'urine. Une fois accompli ce rituel d'emménagement et que l'animal se sera installé, il ne se sentira pas comme un locataire nerveux, et encore moins comme un prisonnier, mais plutôt comme un occupant, et il va se comporter dans cet espace comme il le ferait dans le territoire sauvage, y compris en le défendant farouchement s'il est envahi. Un tel enclos n'est, subjectivement, ni meilleur ni pire pour un animal que sa condition dans la nature; aussi longtemps qu'il comble les besoins de l'animal, un territoire, qu'il soit naturel ou construit, ne fait qu'être, sans jugement porté, une donnée neutre, comme les taches sur la peau d'un léopard. Il serait même possible d'affirmer que si un animal pouvait choisir de manière intelligente, il choisirait de vivre dans un zoo, car la plus grande différence entre un zoo et la nature est l'absence de parasites et d'ennemis et l'abondance de nourriture dans le premier cas, et exactement tout le contraire dans le deuxième cas. Pensez-y vous-même. Préféreriez-vous vivre au Ritz avec service en chambre gratuit et accès illimité à un médecin, ou bien être un sans-logis n'ayant personne qui s'occupe de vous? Les animaux par ailleurs n'ont pas ce discernement. À l'intérieur des limites de leur nature, ils font ce qu'ils peuvent avec ce qu'ils ont. Un bon zoo est un lieu de coïncidences soigneusement concertées: exactement là où l'animal nous dit: «Restez dehors!» avec son urine ou une autre sécrétion, avec nos barrières nous lui disons: "Reste à l'intérieur !". Dans de telles conditions de paix diplomatique, tous les animaux sont heureux et nous pouvons nous détendre et nous regarder les uns les autres.

Dans la littérature sur le sujet, il y a un grand nombre d'exemples d'animaux qui auraient pu s'échapper mais n'ont pas souhaité le faire, ou qui se sont évadés et sont revenus. Il y a le cas du chimpanzé dont la porte de la cage avait été laissée déverrouillée et qui s'était ouverte. De plus en plus anxieux, le chimpanzé a commencé à crier et puis à claquer la porte à plu- sieurs reprises avec un bruit assourdissant chaque fois jusqu'à ce que le gardien, averti par un visiteur, vienne rapidement régler le problème. Un trou- peau de chevrettes dans un zoo européen est sorti de son corral quand la porte en avait été laissée ouverte. Effrayées par les visiteurs, les chevrettes bondirent vers la proche forêt, qui abritait son propre troupeau de chevrettes sauvages et qui pouvait en accommoder davantage. Malgré cela, les chevrettes du zoo revin- rent rapidement à leur corral. Dans un autre zoo, un employé allait à son travail à pied tôt le matin en trans- portant des planches quand, à sa grande peur, un ours apparut dans le brouillard matinal, trottinant allégre- ment vers lui. L'homme laissa tomber ses planches et prit la poudre d'escampette. Les employés du zoo commencèrent immédiatement à chercher l'ours qui s'était échappé. Ils le retrouvèrent dans son enclos, auquel il était retourné comme il en était sorti, en se servant d'un arbre qui s'était cassé. On crut que le bruit des planches qui tombaient par terre l'avait effrayé.

Mais je ne veux pas insister. Je ne veux pas défendre les zoos. Fermez-les tous si vous voulez (et espérons que ce qui reste de la vie sauvage pourra survivre dans ce qui reste de la nature). Je sais que les zoos ne sont plus dans les bonnes grâces des gens. La religion fait face au même problème. Dans les deux cas, certaines illusions sur la liberté les affligent.

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Une grande partie du comportement hostile et agressif des animaux est liée à l'expression d'une insécurité sociale. L'animal qui est devant vous doit savoir où il se situe, que ce soit au-dessus ou au-dessous de vous. Son rang social est central en ce qui concerne sa façon de mener sa vie. Son rang détermine avec qui il peut s'associer, et de quelle manière, où et quand il peut manger, où il peut se reposer, où il peut boire, et tout le reste. Jusqu'à ce qu'il connaisse vraiment son rang, l'animal vit une vie d'une insupportable anarchie. Il reste nerveux, irascible, dangereux. Heureusement pour le dompteur de cirque, les décisions quant au rang social chez les animaux de rang élevé ne sont pas toujours basées sur la force brute. Hediger (1950) dit : «Quand deux créatures se rencontrent, celle qui est capable d'intimider l'autre est reconnue comme socialement supérieure, ce qui fait qu'une position sociale ne dépend pas toujours d'une bataille; dans certaines circons tances, une rencontre peut suffire.» Ce sont les paroles d'un sage sur les animaux. M. Hediger a pendant longtemps été directeur de zoo, d'abord de celui de Bâle, puis de celui de Zurich. C'était un homme très expérimenté en ce qui a trait au comportement animal.

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Il est intéressant de noter que le lion qui se prête le mieux aux tours du dompteur de cirque est celui qui a le statut social le plus bas dans la troupe, l'animal oméga; car c'est celui qui a le plus à gagner d'une bonne relation avec le dompteur super-alpha. Ce n'est pas seulement une question de gâteries additionnelles. Une relation plus intime pourra signifier pour lui une meilleure protection des autres membres de la troupe. C'est cet animal docile, pour le public impossible à distinguer des autres quant à sa taille ou à sa férocité apparente, qui sera l'étoile du spectacle, tandis que le dompteur laisse les lions bêta et gamma, des servi- teurs plus irascibles, assis sur leur baril coloré au bord de la piste.

Les mêmes principes s'appliquent aux autres animaux de cirque, ainsi qu'à ceux des zoos. Les animaux qui sont au bas de l'échelle sociale sont ceux qui font le plus d'efforts et qui manifestent le plus d'imagination pour mieux connaître leur gardien. Ils finissent par leur être les plus loyaux, avoir le plus besoin de leur compagnie, être les moins sujets à défier leur autorité ou à leur faire des difficultés. Ce phénomène a été observé chez les fauves, les bisons, les chevreuils, les moutons sauvages, les singes et de nombreux autres animaux. C'est une affaire bien connue dans le métier.

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Je dois dire un mot sur la peur. C'est le seul adverssaire réel de la vie. Il n'y a que la peur qui puisse vaincre la vie. C'est une ennemie habile et perfide, et je le sais bien. Elle n'a aucune décence, ne respecte ni lois ni conventions, ne manifeste aucune clémence. Elle attaque votre point le plus faible, qu'elle trouve avec une facilité déconcertante. Elle naît d'abord et invariablement dans votre esprit. Un moment vous vous sentez calme, en plein contrôle, heureux. Puis la peur, déguisée en léger doute, s'immisce dans votre pensée comme un espion. Ce léger doute rencontre l'incrédulité et celle-ci tente de le repousser. Mais l'incrédulité est un simple fantassin. Le doute s'en débarrasse sans se donner de mal. Vous devenez inquiet. La raison vient à votre rescousse. Vous êtes rassuré. La raison dispose de tous les instruments de pointe de la technologie moderne. Mais, à votre sur- prise et malgré des tactiques supérieures et un nombre impressionnant de victoires, la raison est mise K.-0. Vous sentez que vous vous affaiblissez, que vous hésitez. Votre inquiétude devient frayeur.

Ensuite, la peur se tourne vers votre corps, qui sent déjà que quelque chose de terrible et de mauvais est en train de survenir. Déjà, votre souffle s'est envolé comme un oiseau et votre cran a fui en rampant comme un serpent. Maintenant, vous avez la langue qui s'affale comme un opossum, tandis que votre mâchoire commence à galoper sur place. Vos oreilles n'entendent plus. Vos muscles se mettent à trembler comme si vous aviez la malaria et vos genoux à frémir comme si vous dansiez. Votre cœur pompe follement, tandis que votre sphincter se relâche. Il en va ainsi de tout le reste de votre corps. Chaque partie de vous, à sa manière, perd ses moyens. Seuls vos yeux fonctionnent. Ils prêtent toujours pleine attention à la peur.

Vous prenez rapidement des décisions irréfléchies. Vous abandonnez vos derniers alliés : l'espoir et la confiance. Voilà que vous vous êtes défait vous-même. La peur, qui n'est qu'une impression, a triomphé de cette expérience est difficile à exprimer. Car la peur, la véritable peur, celle qui vous ébranle jus- qu'au plus profond de vous, celle que vous ressentez au moment où vous êtes face à votre destin final, se blottit insidieusement dans votre mémoire, comme une gangrène : elle cherche à tout pourrir, même les mots pour parler d'elle. Vous devez donc vous battre très fort pour l'appeler par son nom. Il faut que vous luttiez durement pour braquer la lumière des mots sur elle. Car si vous ne le faites pas, si la peur devient une noirceur indicible que vous évitez, que vous par- venez peut-être même à oublier, vous vous exposez à d'autres attaques de peur parce que vous n'aurez jamais réellement bataillé contre l'ennemi qui vous a défait.

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Extraits de Serres chaudes, de Maurice Maeterlinck

CHASSES LASSES Mon âme est malade aujourd’hui, Mon âme est malade d’absences, Mon âme a le mal des silences, Et mes yeux l’éclairent d’ennui...